Bien plus qu'un film de propagande - ce à quoi on le réduit parfois - Casablanca est porté par une âme qui a fait de lui un classique. Terrain de jeu de grands acteurs de l'âge d'or hollywoodien, c'est aussi un film qui tire sa force de là où on aurait précisément pu douter qu'il en trouve : dans un scénario qui ne force jamais sur son message politique (on peut même douter qu'il en existe un) pour se concentrer à raison sur des voies beaucoup plus humaines. Casablanca est d'abord l'histoire d'un entre-deux amer où ont fui, dans ce café-casino cosmopolite, des hommes trop attachés à l'Europe pour y renoncer totalement, trop rejetés par ce qu'elle est devenue pour y demeurer. Paradis d'âmes perdues, c'est le théâtre de drames intérieurs constants, de personnages mélancoliques et égarés à l'intérieur d'eux-mêmes. C'est aussi un récit très juste quant à son rapport à l'amour, ce qu'il montre d'un sentiment dont la grandeur n'est jamais aussi complète que lorsqu'on le préserve dignement plutôt que de le consommer en en perdant l'innocence. L'histoire d'un homme construit dans la douleur, qui comprend qu'il faut parfois perdre ce à quoi on tient le plus pour se trouver soi-même, accéder à une paix imparfaite, se satisfaire d'une demi-mesure qui vaut pourtant si cher. J'aime aussi la dernière réplique ironique de Bogart, dont le personnage retrouve son sarcasme, un cynisme qui était autant une façade pour les autres qu'un déguisement pour lui-même. L'amour déçu a passé, enfin exorcisé, mais n'a pas pour autant changé cet homme du tout au tout, ne l'a pas ramolli en un probe à l'humanisme exemplaire et aux manières suaves. Le personnage est devenu lui-même, et a intégré l'ironie dont il se parait à sa personnalité véritable, acceptant ainsi le poids de son passé et de ses propres choix, dans un geste infiniment plus digne. Voilà pour le récit, plutôt bien construit mis à part un flash-back parisien trop cliché et pas forcément nécessaire, peut-être un peu démystifiant vis à vis d'une romance que j'aurais préféré m'imaginer. Pour ce qui est de la mise en scène, je serai beaucoup moins laudateur. Casablanca demeure lesté des conventions d'une époque révolue, aux moyens techniques incomparables à ceux d'aujourd'hui. Moins enclin à faire durer un plan, à laisser s'exprimer seulement sa musique (même si celle-ci joue un rôle important), à jouer sur le rythme de son récit ; tel était le cinéma d'une époque qui le rapprochait plus de la littérature et du théâtre que de la peinture ou de la musique. Le mystère venait d'une intrigue, de l'écriture de personnages complexes. Je préfère lui sur-imprimer l'aura d'un ton plus contemplatif, d'une narration moins régulière, aussi. Même une oeuvre aussi bien écrite, au final, n'est pas complètement protégée du passage du temps et de l'évolution des moyens artistiques. Dans l'ensemble, Casablanca reste cependant très beau, et j'y retiendrai un bon paquet de choses. Entres toutes, me marqueront longtemps la mort noble d'un amour impossible, et les larmes dans les yeux torturés de Bogart.