AlloCiné : plus de 200 000 billets vendus, des séances à travers toute la France, plusieurs serveurs de billetterie ralentis… Quel regard portez-vous sur l’événement "Kaizen - 1 an pour gravir l'Everest" ? Vous aviez déjà été témoin d’un tel phénomène ?
Elisha Karmitz (directeur général du groupe mk2) : Non, je pense que c'est du jamais vu en France. On n'a jamais vu un tel raz de marée pour une séance événementielle, et on a été très surpris par le phénomène qui est en train de se créer autour de Kaizen - 1 an pour gravir l'Everest et par l'engouement de cette communauté à venir au cinéma pour le voir ensemble, alors qu'ils ont la possibilité de le voir gratuitement sur YouTube le lendemain.
Inoxtag était très connu, en effet, de toute une génération ; mais parfois, son niveau de notoriété auprès des parents ou de certaines classes d'âge un peu plus élevées n'était pas encore totalement fait. Donc c'est vrai qu'il y a eu un effet de surprise pour pas mal de monde. Et je ne peux pas dire qu'on s'attendait à un tel engouement autour du projet. Sur AlloCiné, par exemple, entre l’ouverture de la billetterie à 17h30 et minuit, il y a eu un pic de trafic de 1 500 000 connexions : ce sont des chiffres extrêmement importants, qui démontrent l'envie de se rassembler autour de ce film.
Le phénomène auquel on assiste est très inédit en France, et c'est encore plus inédit du fait que ce soit un talent et un réalisateur français. A l'étranger, on a constaté quelques phénomènes nouveaux l'année dernière, avec par exemple l’événement Taylor Swift dans les salles de cinéma qui a quand même été une grande surprise pour tout le monde puisque le concert est arrivé à se hisser en tête du box-office américain à ce moment-là. Cette opération, et celle menée par Inoxtag, montrent des changements d'usage et des changements de pratiques, pas uniquement en France, mais à un niveau beaucoup plus global. Mais là, c’est par contre, en France, le premier phénomène de cette ampleur-là avec un tel engouement.
On voit que ces communautés ont envie de se rassembler au cinéma
La sortie de "Kaizen" s’inscrit dans un mouvement que vous développez chez mk2 à travers le YouTube Ciné-Club. Que pouvez-vous nous en dire ?
Cela fait des années que nous nous intéressons aux contenus qui sont fabriqués par les youtubeurs et sur l'opportunité d'amener ces contenus-là vers le cinéma. Moi, j'ai toujours eu la conviction que cette opération portait avec elle une communauté très importante, et que les contenus qualitatifs ont leur place au cinéma.
En 2015, j'avais commencé à organiser des opérations avec des créateurs qui venaient de la Creators' Economy. Ça s'appelait Pop Corner à l'époque. Puis il y a eu une accélération après le COVID : après la pandémie, j'ai participé à une commission qui s'appelait "15-25" pour privilégier les initiatives destinées à faire revenir les jeunes au cinéma. Et ce que j'ai constaté lors de cette commission, c'est que beaucoup d'exploitants montraient leur envie, leur désir de pouvoir avoir un meilleur lien avec les communautés, notamment jeunes, qui venaient du digital et notamment de YouTube. Et que souvent, ce désir venait des plus petits exploitants de France. Et donc, forts de cette envie et de cette expérience, on a commencé à créer un événement qui s'appelle YouTube Ciné-Club. Je suis allé solliciter aussi YouTube pour leur expliquer cette problématique et on a commencé à élaborer des opérations différentes tout au long de ces douze / dix-huit derniers mois en utilisant ce label.
Aujourd'hui, YouTube Ciné-Club est un label de distribution qui est porté par une structure chez mk2 qui s'appelle mk2 Alt, destinée à faire des sorties alternatives et événementielles. Et on voit que ces communautés ont envie de se rassembler au cinéma qui, depuis sa création, a toujours justement été un lieu de rassemblement d'un public - notamment de fans autour de certains films - et qui continue finalement à être vivant en se réinventant avec l'évolution des médias et aussi l'évolution de la manière dont les communautés se créent, notamment aujourd'hui dans le monde digital.
Qu’est-ce qui compte ici, selon vous ? Le film, Inoxtag, l’expérience collective… ou un mélange de tout ça ?
C’est un mélange de beaucoup de choses. Aujourd'hui, ce qu'on sait, c'est que les jeunes aiment beaucoup le cinéma. Simplement, le problème, c'est que leur fréquence d'usage du cinéma a baissé. Il y a 10 ans, en 2016, les jeunes allaient en moyenne 6,6 fois par an au cinéma ; aujourd'hui, après COVID, dans la dernière étude, ils y vont 4,4 fois. Je pense que les jeunes ont envie, mais qu'ils ont des freins, qui sont notamment le prix - qui est l'un des freins les plus importants - mais aussi l'envie d'avoir des films qui sont ramifiés avec une expérience digitale forte. Je pense que là, l'opération Kaizen de Inoxtag remplit justement tous les éléments qui suscitent du désir auprès de ces publics les plus jeunes.
Kaizen remplit tous les éléments qui suscitent du désir auprès de ces publics les plus jeunes
Il y a le désir, en effet, quand on est fan, de venir se retrouver ensemble, de partager le contenu dans les meilleures conditions de visionnage et aussi de pouvoir avoir cette expérience au plus proche de chez soi. Parce qu'il ne faut pas oublier que ça touche un public qui, de manière large, se situe entre 10 et 25 ans : ce public ne peut pas toujours se déplacer en voiture ou avec d'autres moyens de transport, loin de chez soi, pour une soirée. Donc là, on a essayé - et ça a toujours été le désir d'Inoxtag, depuis le début - de pouvoir proposer le film au plus proche de chacun.
Et vous le disiez, avec "Kaizen" notamment, il y a cette volonté de proposer des contenus de qualité, et pas des vidéos "lambda" issues de la plateforme…
Ce que je peux vous dire, c'est que Kaizen mérite d'être vu en salle. Que les plans et les images sont magnifiques. Qu'on y voit la force de caractère et la détermination d'Inoxtag. Que ça porte des messages et des valeurs qui, je pense, sont extrêmement positives vers l'ensemble de la jeunesse. Que c'est un film qu'on prend plaisir à découvrir. On sait déjà qu'il rencontre son public, mais j'espère que le public l'appréciera autant que nous, on l'a apprécié. Mais oui, ce sont des projets qualitatifs. Ce sont aussi des messages vers une génération. Et des personnalités qui sont, pour utiliser le terme anglais, des role models et qui sont donc aspirationnels auprès de toute une génération.
Inoxtag a voulu aller au cinéma par admiration de ce qu'est le média cinéma
La communication est essentiellement gérée par Inoxtag et ses équipes. Est-ce que pour un producteur / distributeur comme vous, ça a été facile de "laisser la main" ?
Je pense que la meilleure décision que nous avons prise vis-à-vis d'Inoxtag et de sa manière de communiquer, c'est de lui faire confiance. Moi, je lui fais confiance dès le départ même si on lâche toute une partie de ce que, parfois, on peut contrôler en tant que distributeur. Et en même temps, je pense que de leur côté aussi, il y a quand même un travail d'échange et il y a une dialectique qui se met en place entre nous qui fait que ça nous permet à tous de travailler.
Sachant qu’on le fait tous aussi beaucoup par passion : Inoxtag a d'abord voulu vraiment montrer ce film au cinéma, lui qui vient du livestream et des réseaux sociaux. Il a d'abord voulu partager avec sa communauté et vraiment aller au cinéma par admiration de ce qu'est le média cinéma. Et je pense que même si on a "lâché" sur beaucoup de choses, on a pu aussi lui apprendre certains usages, se nourrir de ce qu’il nous apprenait en termes de communication et lui, le nourrir de ce que l'on lui apprenait en termes de stratégie de sorties salles. Donc, c'est un travail de collaboration qui s'est extrêmement bien passé. Au lieu d'être les uns contre les autres, on essaie d'être les uns avec les autres.
Cette sortie événementielle en salles vendredi, avant la diffusion sur Youtube le lendemain, a généré un débat sur la légitimité de distribuer ce type de contenus au cinéma. Que répondez-vous à cela ?
Les gens se feront leur opinion par eux-mêmes, mais de mon point de vue, d'un point de vue artistique, c'est une œuvre qui a sa place au cinéma. Ensuite, je pense que c’est le retour des gens, des spectateurs qui doit parfois nous guider. Inoxtag doit avoir entre 8 et 10 millions d'abonnés. Donc, on parle presque de toute une génération, de toute une classe d'âge qui va avoir entre 15 et 25 ans. Ce sont des volumes importants et je pense que cette génération nous montre qu'elle a des usages qui évoluent. On essaie aussi, nous, en tant qu'exploitants de cinéma et distributeurs, de pouvoir suivre ces évolutions-là.
Cette génération nous montre qu'elle a des usages qui évoluent
Dans le cinéma, on fait d'abord un métier d'offre avant de faire un métier de demande. Mais là, cet engouement nous montre aussi qu'il y a un désir très fort et que la salle de cinéma est un endroit pertinent pour y répondre. Qu'est-ce que c'est le rôle d'une salle de cinéma à l'intérieur d'une ville et comment celle-ci doit trouver son ancrage ? Je pense qu'on trouve là des éléments de réponse pour structurer un public pour le futur, qui sont extrêmement positifs et qui vont nous apprendre aussi beaucoup de choses.
Vous faites le pari que des événements comme "Kaizen" peuvent convertir le jeune public à l’usage cinéma ?
Oui, je pense que ce type d'événement peut se convertir, pour une partie des audiences, en amour du cinéma. D'abord parce qu'il y a toute une partie du public qui sont des publics qui, de manière générale, ne vont pas au cinéma : or la meilleure manière de tomber amoureux du cinéma, c'est d'y aller, de vivre l'expérience et de voir des films. La meilleure publicité pour le cinéma, c'est le cinéma. Et la meilleure manière de voir des films de cinéma, c'est au cinéma. Donc, ce n'est pas le cinéma contre les jeunes, ce n’est pas le cinéma contre les autres usages, mais c'est le cinéma pour les jeunes au cinéma et pour le cinéma. Et pour former le public de demain, il faut prendre le sujet très tôt pour que cette pratique qui est très culturelle en France s'inscrive dans le quotidien des usages de chacun.
La meilleure publicité pour le cinéma, c'est le cinéma
Le groupe mk2 fête ses cinquante ans cette année, et vous-même vos vingt ans dans la maison et vos dix ans au poste de Directeur général. Est-ce que c’est l’évolution majeure dont vous avez été témoin, se dire que la salle de cinéma doit aller au-delà des films ?
Chez mk2, on a toujours eu cette idée en tête dans le sens où même en 1974, lors des premières ouvertures de salles mk2, elles étaient d'abord considérées comme des lieux de vie. La première salle mk2 qui ouvre dans le quartier de la Bastille, qui n'était pas du tout un quartier de cinéma à l'époque, a ouvert avec une librairie qui était animée à l'époque par un grand libraire qui s'appelait Maspero. On y voyait des films et des sorties classiques, mais on y voyait aussi des ciné-débats, des conférences autour des sujets de société... La salle de cinéma était le lieu de la vie, le lieu du débat, un endroit où l’on pouvait se cultiver et acheter un livre. mk2 a toujours été porté par cette idée-là. C'est une idée que nous poursuivons et que nous réinventons depuis cinquante ans. Et ce travail ne va pas en contradiction avec ce que mk2 a toujours été.
Et pour revenir plus précisément sur la question de la place ou non de cette œuvre en salle, ce que je peux dire c'est que mk2 est l'un des réseaux qui a toujours été le plus ouvert à accueillir les publics jeunes. On peut en témoigner à Paris, où nous sommes le réseau le moins cher sur les places pour les moins de 26 ans du lundi au vendredi : c'est pour nous un totem, quelque chose d’extrêmement important. Et le fait d'avoir cette accessibilité pour les jeunes ne nous empêche pas d'avoir une programmation extrêmement exigeante, d'être aussi le réseau numéro un sur les grands films d'art et d'essai. Nous allons par exemple être le réseau numéro un en termes d'entrée sur Anatomie d'une chute, qu'on a gardé à l'affiche pendant quasiment une année complète.
Donc, on peut à la fois toucher les jeunes, proposer des programmes populaires qui touchent le plus grand nombre, mais aussi avoir une programmation très exigeante et permettre au cinéma d'auteur de vivre et d'être dans son dynamisme, qui est par ailleurs un dynamisme quand même important et fort. Et je crois qu'en France, on doit être fiers d'avoir un cinéma de recherche et de création qui traverse les frontières, qui a des succès incroyables à l'international, qui gagne dans les festivals et qui nous est envié dans tous les pays du monde. A commencer par les États-Unis qui s'arrachent nos auteurs et nos autrices, et par pas mal d'autres pays qui revendiquent notre modèle, ou en tout cas qui essaient de le copier.
Propos recueillis à Paris par Yoann Sardet & Alexandre Ear, montage par Arthur Tourneret