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    En 10 ans, "Netflix a radicalement transformé l’offre culturelle"... On vous explique pourquoi et comment
    Emilie Semiramoth
    Emilie Semiramoth
    Cheffe du pôle streaming, elle a été biberonnée aux séries et au cinéma d'auteur. Elle ne cache pas son penchant pour la pop culture dans toutes ses excentricités. De la bromance entre Spock et Kirk dans Star Trek aux désillusions de Mulholland Drive de Lynch, elle ignore les frontières des genres.

    Au cours d'un entretien accordé à AlloCiné, le sociologue Stéphane Dorin décrypte l'impact de Netflix sur nos vies, en revenant sur les transformations sociales et culturelles qu'il a observées.

    Depuis son arrivée en France il y a dix ans, Netflix a bouleversé notre façon de consommer des films et des séries. Qu’il s’agisse de marathons de séries ou de la diversification des contenus, la plateforme a progressivement modifié nos habitudes. Mais au-delà de notre simple consommation audiovisuelle, quel est son véritable impact sur nos vies ?

    Stéphane Dorin, professeur de sociologie à l'université de Limoges, nous livre son analyse. Spécialiste de sociologie culturelle, il travaille sur l’évolution des pratiques culturelles et des modes de vie en France et aux États-Unis. Lors de cette interview, il aborde les conséquences du streaming sur la sociabilité, les relations familiales, et même notre bien-être mental.

    Stéphane Dorin explique comment le binge-watching peut affecter notre santé, et pourquoi la popularisation de Netflix n'a pas touché toutes les couches de la société de manière égale. Une conversation fascinante pour comprendre l'ampleur des changements induits par le géant du streaming dans nos pratiques quotidiennes.

    Netflix

    AlloCiné : Merci, Stéphane Dorin, de nous accorder cette interview. Nous aimerions aborder l’impact de Netflix sur nos vies après dix ans de présence en France. Comment analysez-vous cette transformation depuis l’arrivée de la plateforme ?

    Stéphane Dorin : L’arrivée de Netflix a radicalement transformé l’offre culturelle, en particulier en ce qui concerne l’accès à l’audiovisuel. Il faut replacer cette arrivée dans un contexte où la télévision, la radio et les médias traditionnels dominaient déjà, mais Netflix s’est démarqué grâce à une accessibilité sans précédent. L'accès à une bibliothèque de contenus variés, à n'importe quel moment et dans n'importe quel endroit, a attiré un grand nombre de consommateurs, en particulier les plus jeunes. Au fil du temps, cette adoption s’est diffusée à d’autres groupes sociaux, mais les premières audiences étaient surtout jeunes, diplômées et urbaines.

    Est-ce que vous diriez que Netflix est parvenu à toucher toutes les catégories sociales et d’âge de la population française ?

    Pas exactement. Netflix a effectivement touché une large part de la population, mais son adoption n’est pas égale dans toutes les catégories sociales. Les plus jeunes, et notamment les jeunes adultes entre 18 et 35 ans, ainsi que les classes plus diplômées, ont été les premiers à utiliser la plateforme. Quant aux populations plus âgées, elles restent encore attachées à la télévision traditionnelle.

    Cette diffusion progressive reflète un phénomène classique d’adoption des nouvelles technologies : les jeunes et les classes favorisées adoptent d’abord, avant que l’usage ne se généralise. Cependant, il ne faut pas oublier que, malgré sa popularité croissante, la télévision reste un média très consommé par les Français, notamment chez les populations plus âgées.

    En ce qui concerne les différences entre la consommation de la télévision traditionnelle et celle des plateformes de streaming, qu’avez-vous observé ?

    Une des différences majeures, c’est la question de l’âge des publics. La télévision a tendance à attirer des publics plus âgés. Cette tendance était déjà présente avant l’arrivée de Netflix, mais elle s’est accélérée avec la popularisation des plateformes de streaming. En effet, les jeunes adultes ont progressivement diminué leur temps de consommation télévisuelle, au profit de plateformes comme Netflix, Amazon Prime Video, ou Disney+.

    Il s’agit également d’un choix dans l’allocation du temps : une journée ne fait que 24 heures, et ce qui est passé devant Netflix est souvent pris sur le temps de la télévision traditionnelle. Malgré cela, les statistiques montrent que la télévision reste une activité importante pour une grande partie de la population, avec encore environ trois heures par jour consacrées à la télévision aux États-Unis, par exemple.

    Et en ce qui concerne la sociabilité ? Pensez-vous que Netflix a changé notre manière de socialiser ?

    C’est une question très intéressante. Depuis longtemps, les sociologues observent une baisse des interactions sociales. Le nombre d’interactions entre adultes diminue, et cela s’est accéléré avec l’essor des plateformes de streaming. Les gens passent de moins en moins de temps à socialiser ou à discuter en dehors de leurs cercles proches. Est-ce un effet direct de Netflix ? Je ne dirais pas cela, mais plutôt que Netflix s’insère dans un mouvement plus large.

    Avec les réseaux sociaux et le repli domestique, Netflix a peut-être accompagné cette tendance et l’a accélérée. Cependant, il ne faut pas oublier que Netflix nourrit aussi les conversations : les gens parlent des séries qu’ils regardent, partagent leurs découvertes, et cela alimente de nouvelles formes de sociabilité, même si elles sont virtuelles ou limitées à des cercles d’affinités.

    Le binge-watching est une pratique courante avec Netflix. Quel impact cela peut-il avoir sur notre vie quotidienne et sociale ?

    Le binge-watching, ou visionnage marathon, est une pratique rendue possible grâce aux plateformes comme Netflix, qui mettent à disposition l’ensemble des épisodes d’une série en une seule fois. Cette immédiateté et cette abondance de contenu activent des mécanismes de récompense dans le cerveau, avec une libération de dopamine, ce qui pousse à continuer à regarder.

    C’est agréable sur le moment, mais cela peut avoir des conséquences négatives. D’abord, cela impacte directement le sommeil. Une nuit de binge-watching, c’est une nuit de sommeil en moins, et cela peut entraîner une fatigue importante, de l’irritabilité, et même affecter les fonctions cognitives. Ce comportement n’est pas bon pour la santé à long terme, surtout s’il s’ajoute à d’autres formes de dépendance aux écrans, comme les réseaux sociaux. En fin de compte, cela peut même poser des problèmes de santé publique.

    Y a-t-il des études sur l’impact plus global de Netflix, sur le long terme, sur la société ?

    Il existe quelques études qui examinent l’impact de Netflix, mais elles sont encore limitées. Ce que l’on peut dire, c’est que le binge-watching est devenu une pratique courante, surtout chez les jeunes adultes. Il y a aussi des signes de fatigue liés à cette surconsommation de contenus. Trouver un programme à regarder peut devenir une tâche laborieuse, ce qui crée une sorte de "Netflix fatigue".

    La recherche constante de nouveautés peut mener à l’épuisement. D’un autre côté, l’abondance de choix permet une certaine liberté dans la consommation, mais elle finit par segmenter encore plus les publics. On parle de contenus très masculins ou féminins, par exemple, et cela renforce certains stéréotypes.

    Netflix a-t-il modifié la manière dont nous percevons la diversité culturelle et sociale ?

    Netflix a eu un impact plutôt positif sur la diversité culturelle. Les abonnés ont accès à des séries et des films d’origines très variées, des séries non francophones ou de genres moins représentés sur la télévision classique, comme la science-fiction, le thriller ou la fantasy. Cela permet une ouverture à des cultures étrangères, notamment avec des séries coréennes comme Squid Game.

    En cela, Netflix augmente la diversité culturelle à laquelle les spectateurs sont exposés. Cependant, cela ne profite pleinement qu’à ceux qui sont déjà ouverts à cette diversité. Pour d’autres, cela ne change pas nécessairement leurs habitudes de consommation, mais cela reste un point très positif de l’impact de Netflix.

    Quel est, selon vous, l’impact de Netflix sur les relations familiales ?

    La consommation de télévision en famille était déjà en déclin bien avant Netflix, avec la multiplication des chaînes et des appareils dans les foyers. Netflix a accéléré ce processus d’individualisation de la consommation des contenus. Aujourd’hui, il est très courant que chaque membre d’une famille regarde ses propres programmes, sur son propre écran, à un moment qui lui convient. Cela fragmente encore plus les moments de partage en famille. Netflix permet une consommation à la demande, ce qui est très pratique, mais cela contribue à cette tendance à l’individualisation des pratiques culturelles.

    Netflix, tout comme d’autres plateformes, a aussi modifié le paysage cinématographique. Quel est votre point de vue sur l’avenir de la production cinématographique à l’ère des plateformes ?

    Netflix a clairement bouleversé l’industrie cinématographique, en particulier pendant la pandémie, où les plateformes ont capté une grande partie de l’audience. Cela a conduit certains à annoncer la fin du cinéma en salles. Cependant, depuis 2023, on observe un retour progressif des spectateurs dans les salles, notamment pour des blockbusters et des événements cinématographiques.

    Le cinéma propose une expérience différente que les plateformes ne peuvent pas encore reproduire. Mais les pratiques culturelles ont été profondément transformées par les deux ans qui ont suivi le COVID, en particulier chez les jeunes générations, qui ont adopté massivement les plateformes comme principal accès aux films et aux séries. Pour Netflix, le défi est de continuer à proposer des contenus originaux et marquants, afin de maintenir son statut d’innovateur dans l’industrie.

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