AlloCiné : Comment en êtes-vous venue à poser votre caméra au sein de l'usine Bel Maille ?
Charlotte Pouch : C’est l’histoire de l’usine Bel Maille qui s’est imposée à moi. Alors qu’un réalisateur, Olivier Loustau, tournait sa fiction La Fille du patron dans l’usine, où il racontait l’histoire d’une entreprise en déclin, le réel est intervenu dramatiquement ! Le patron de l’usine annonçait le redressement judiciaire de Bel Maille aux salariés.
Le format documentaire, contrairement à la fiction, s'écrit en temps réel. Quel était votre angle initial pour ce film et en quoi l'évolution du dossier Bel Maille l'a t-il impacté ?
J’ai filmé et enregistré le son seule au jour le jour. L’angle s’est révélé avec l’histoire Bel Maille. J’avais un cadre, l’usine de textile et ses machines. Des hommes que j’ai observés, accompagnés, aimés et écoutés. Et un enjeu, humain. Sur les 56 salariés de Bel maille, certaines et certains allaient être licenciés d’autre sauvés ? Le calendrier judiciaire de l’entreprise fut également un repère pour écrire l’histoire en temps réel. Enfin, tout s’est joué au montage où j’ai été accompagné par ma monteuse Cécile Dubois, avec qui j’ai construit, à partir de 150 heures d’images, Des bobines et des hommes.
Cette histoire particulière a une dimension universelle, et semble incarner à elle-seule la violence du monde du travail et les dérives du capitalisme...
Oui, elle incarne la violence du monde du travail, celle qui déshumanise les salariés. Cette violence se traduit par l’impuissance des hommes face à un patron qui a embarqué 120 familles (en 2009 il rachète l’usine, il y a 120 salariés) dans un montage financier qui lui a permis en 5 ans de siphonner une entreprise légalement…
Concernant la forme, vous avez choisi de privilégier les longs plans séquences et de laisser essentiellement la parole aux protagonistes, en réduisant au maximum vos interventions. Pourquoi cette approche ?
Dès mon arrivée j’ai été saisie par la beauté de l’usine : sa lumière, ses symétries, ses perpectives, sa propreté, ses bobines de fil aux couleurs franches. La scénographie de l’usine a déterminé la mise en scène et le point de vue esthétique du film. En plans larges, voire très larges j’ai filmé ces machines, le travail des hommes et leurs gestes. C’est leur histoire que j’ai voulu raconter, leurs voix que nous devons entendre et même leurs confidences, comme celles de Nadine Rog qui nous confie ses secrets.
Justement, comment les employés et la direction de Bel Maille ont-ils accueilli votre caméra et votre présence ?
À bras ouverts. Je les ai rencontrés avec ma caméra et le dialogue s’est fait naturellement pendant qu’ils travaillaient ainsi que pendant les pauses… Je suis devenue très vite une Bel Maille, je faisais partie de l’usine de leur vie et le film nourrissait leur combat. Le patron Stéphane Ziegler m’a laissé travailler librement dans l’usine et a répondu à toutes mes questions.
Ce patron, dont le comportement indigne est mis en avant par vos images, a t-il essayé de bloquer le projet par la suite ou de vous empêcher de filmer certaines choses ?
Le patron de l’usine m’a accepté dans son entreprise sans jamais m’empêcher de filmer ou essayer de bloquer le projet. Je travaillais essentiellement dans l’atelier au plus près des tricoteurs, j’avais accès aux réunions du PSE (Plan de Sauvegarde de l’Emploi), aux interventions du patron entouré des salariés qui rendait compte des audiences passées au tribunal. Enfin, Stéphane Ziegler n’a jamais remis en question ma présence et m’a livré son point de vue jusqu’à ses derniers choix : l’abandon de sa propre entreprise.
Avant le dénouement de cette affaire, il est impératif pour le film de rester neutre et objectif, et de ne pas forcément céder au cliché du "méchant patron". Comment avez-vous géré votre positionnement vis à vis de la situation et des différents intervenants ?
Oui, il est important de ne pas "céder" au cliché du patron voyou ou de pérenniser cette image. D’ailleurs, quand je suis arrivée à l’usine, je n’avais pas de préjugés en tête, j’ai découvert un homme puis un patron et je me suis forgée peu à peu un point de vue, une opinion. Il existe heureusement d’autres patrons qui participent à la pérennité du savoir-faire français. Au fil du tournage, ma position était claire, je questionnais le patron sur ce qui se déroulait devant moi et recueillait ses impressions du moment. Je me suis beaucoup interrogée à son sujet et j’ai découvert au fur et à mesure qu’il incarnait la chute Bel Maille ! Je suis restée la majorité du temps avec les salariés, j’ai vécu avec eux les échéances importantes : tribunal et réunion. J’ai été subjuguée par leurs personnalités et un métier si poétique à raconter : celui de tricoteur.
On est frappé par la dignité et la résilience des employés de Bel Maille, qui ne répondent quasiment pas à la violence qu'ils subissent. C'est une situation à laquelle vous vous attendiez ?
Les employés de Bel Maille répondent à la violence qu’ils subissent par le travail. Oui, ils n’ont pas répondu à la violence par la violence. Ce qui est souvent montré dans les médias -de manière caricaturale d’ailleurs- ce sont des images de fin ou la tension sociale à son paroxysme avec les piquets de grève, des palettes brulées, du matériel détérioré, des chemises arrachées… J’ai souhaité montré la dignité des hommes et leur résistance. Les Bel Maille avaient 32 postes à sauver, donc pour eux, la survie de leur usine et son avenir, c’était de continuer à travailler dans l’espoir de les sauver, de trouver une issue favorable au dossier de reprise. J’ai rencontré des hommes passionnés qui avaient un profond attachement à leur outil de travail, au travail lui-même.
On sent aussi que votre caméra leur apporte une oreille attentive essentielle, leur évitant d'affronter "seuls" cette situation difficile...
Pendant six mois, j’ai fait partie de leur vie comme ils sont entrés dans la mienne. Je les regardais travailler, je les écoutais, nous riions aussi, et la caméra est devenue pour eux une complice, un oeil, une oreille de confiance.
Votre film s'ouvre et se ferme sur des images du "film dans le film", La Fille du Patron tourné donc dans les locaux de l'usine. Comment les employés ont-il vécu la projection du film, alors que leur travail et leur vie n'existent plus que dans une fiction ? Cette séquence est extrêmement tragique dans ce qu'elle représente...
Je tenais à intégrer La Fille du patron, car c’est une rencontre qui retrace l’origine du documentaire. C’est aussi une entrée esthétique dans l’histoire réelle, c’est surtout un autre hommage aux salariés et à leurs machines. Ce tournage de fiction fait partie de leur histoire aussi dans cette usine. Cette mise en abîme prend tout son sens.
Au final, on a le sentiment que le sujet de votre film est la mise à mort pure et simple d'un projet humain et collectif. Que vous inspire cette image ?
Une image d’abandon ! L’image d’une cohérence de vie brisée, détruite.
Etes- vous restée en contact avec les anciens employés de Bel Maille ? Qu'ont-ils pensé du film ?
Oui je suis toujours en contact avec eux, nous échangeons régulièrement et l’histoire n’est pas terminée, certains vont m’accompagner pour des débats, prévus au mois de novembre (une tournée d’un mois en Bourgogne, Loire, Isère, Ardèche…), j’ai avec d’autres, des projets de travail. Ils ont vu le film, beaucoup sont heureux que leur histoire fasse trace et donnent peut-être à réfléchir.
Des bobines et des hommes, en salles le 25 octobre