On le sait, Terry Gilliam est des réalisateurs les plus malchanceux du cinéma. On connaît l'histoire du tournage inachevé de "L'Homme qui tua Don Quichotte", et qui a inspiré le documentaire "Lost in la Mancha" : entre les problèmes financiers, le ballet des avions de l'OTAN qui rendait impossible toute prise de son, la hernie discale de Jean Rochefort qui devait incarner le héros de Cervantes et pour finir, les inondations diluviennes en pleine Andalousie, Terry Gilliam pouvait penser avoir connu le pire pour un réalisateur.
Pourtant, le pire est survenu au milieu du tournage de "L'Imaginarium du Docteur Parnassius" : la mort de l'acteur principal, Heath Ledger qu'il avait révélé dans "Les Frères Grimm". Dans son malheur, Terry Gilliam a eu une chance : que cet événement tragique survienne entre la partie anglaise et la partie canadienne du tournage. La partie tournée à Londres correspond à la "réalité" (je mets des guillemets, car chez le réalisateur de "Brazil", la réalité est souvent plus inquiétante que le rêve), alors que celle prévue à Vancouver correspondait à ce qui se trouve au delà du miroir, c'est-à-dire à l'imagination du Docteur Parnassus à laquelle sont conviés acteurs et spectateurs.
Du coup, Terry Gilliam a pu réaménager le scénario, et plutôt que de prendre une doublure pour Heath Ledger, il a fait le choix qui s'avère très efficient de le remplacer par trois des acteurs les plus réputés de cette génération : Johnny Depp, Colin Farrell et Jude Law. La continuité narrative ne souffre pas du changement de visage de Tony, au contraire : chaque acteur incarne une facette de sa personnalité, et il est assez jubilatoire de voir Johnny Depp ou Colin Farrell découvrir leur visage avec une moue de dégoût, un peu comme le fugitif dans "Les Passagers de la nuit" de Delmer Daves qui enlève les bandelettes après son opération, et découvre le visage d'Humphrey Bogart. Si seul Johnny Depp avait déjà tourné avec lui, dans "Las Vegas Parano", Colin Farrell a dû y prendre goût, puisqu'il jouera Sancho Pancha dans "L'Homme qui tua Don Quichotte" dont Gilliam a prévu de reprendre le tournage en 2010.
Mais "L'Imaginarium du Docteur Parnassius" ne se limite pas à l'idée géniale de ce triple cameo de luxe : il s'agit bien d'un film de Terry Gilliam, et ce n'est pas étonnant que ce soit le premier depuis "Brazil" dont il ait intégralement écrit le scénario. On y retrouve cette constance dans son oeuvre, l'existence d'univers paralèlles qui interfèrent l'un sur l'autre ; cette obsession à la Philip K. Dick, présente dans "Brazil", "King Fisher", "L'Armée des 12 Singes" et "Tideland", s'appuie cette fois-ci sur le mythe de Faust, avec un Mephistophélès incarné ici par Tom Waits en redingote noire et ruban de la légion d'honneur.
"Si vous cessez de raconter, alors l'univers cesse d'exister", dit un des personnages. On a l'impression que cet adage s'applique avant tout à Gilliam lui-même, et explique que la narration parte dans tous les sens, avec des fausses pistes, des voies sans issues et des ruptures de tonalité. "Imaginarium" sonne comme "capharnaüm", et on trouve effectivement de tout dans ce joyeux bric-à-brac qui sent parfois la compilation des oeuvres précédentes, à commencer par la génèse Monty Python, rappelée par le numéro des bobbies en porte-jaretelles ou le graphisme des décors derrière le miroir.
Comme toujours, Gilliam accorde une grande importance aux gueules de ses personnages et donc au choix de ses acteurs : Verne Troyer, connu pour sa composition de Mini-moi dans "Austin Powers", Christopher Plummer, déjà présent dans "L'Armée des 12 singes", et la top model Lily Cole à l'étonnant visage de poupée ancienne, plutôt convaincante dans le rôle de Valentina.
Un peu languissant au début, parfois légèrement bavard, "L'Imaginarium du Docteur Parnassius" me semble quand même être le meilleur film de Terry Gilliam depuis "L'Armée des 12 Singes" ; moins formaté que "Les Frères Grimm", moins morbide que "Tideland", il réussit à conjuguer foisonnement narratif, créativité visuelle et plaisir du jeu à un petit côté bancal et rafistolé qui achève de rendre l'entreprise sympathique.
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