Au terme d’une gestation de plus de dix ans, Martin Scorsese poursuit - ou termine, peut-être? - sa Geste monumentale sur la mafia italo-américaine entamée, avec ‘Mean street’ et poursuivies avec ‘Les affranchis’ et ‘Casino’, en la consacrant à un des derniers grands mystères américains, ex aequo avec Kennedy et Marilyn : la fin de Jimmy Hoffa, chef du syndicat des camionneurs, qui disparut sans laisser de traces en 1975 et que Frank Sheeran, son homme de confiance, avoua bien plus tard avoir éliminé sur ordre de la mafia. Quoique ces affirmations soient elles-mêmes sujettes à controverse, Scorsese a choisi : d’emblée, on est plongé dans les souvenirs d’un Frank Sheeran très âgé, qui renvoie directement à ce voyage en voiture vers Detroit, à l’occasion du mariage de la fille d’un Parrain, qui décidera du sort de Hoffa, et sert de point de départ au récit du parcours de Sheeran au sein du crime organisé. Cette narration à rebours, truffée d’allers-et-retours dans le temps, des années 50 aux années 70, et parsemée d’anecdotes et de pas-de-côté qui nécessiteraient une fine connaissance de l’histoire de la mafia pour être parfaitement comprises, confère au récit une dimension labyrinthique, et il ne faut pas moins d’une bonne heure pour commencer à y retrouver ses jeunes. Une fois bien installé dans le récit, on est rassuré de découvrir que Scorsese n’a rien perdu du souffle qui animait ses précédentes fresques criminelles, ni de son talent pour les reconstitutions d’époque impeccables. On peut comprendre ce qui a fasciné le réalisateur dans la figure de Frank Sheeran : parti de rien, ne pouvant espérer monter dans la hiérarchie criminelle du fait de ses origines irlandaises, il n’a rien des gangsters fantasques et survoltés qui peuplaient ‘Les affranchis’: c’est un homme solide, terrien, peu enclin aux épanchements démonstratifs et à l’étalage de pouvoir et de richesse mais loyal jusqu’au déchirement : un homme qui tue de la même manière qu’il lit son journal : calmement, parce que c’est comme ça que les choses doivent être. Autour de lui gravitent bien entendu quelques figures obligées du genre : le chien fou, les femmes complices, le vieux mentor dont le ton courtois ne dissimule jamais qu’il peut décider de la vie d’un homme d’un simple regard, les petites mains à l’intelligence limitée : c’est lorsqu’on se se souvient qu’on n’avait plus fréquenté la mafia selon Scorsese depuis plus de vingt cinq ans (quatorze si on tient compte des bandes irlandaises des ‘Infiltrés’) qu’on se rend compte que ça nous avait sacrément manqué ! Attention, toutefois, ‘The Irishman’ n’est sans doute pas le plus grand film de Martin Scorsese : posé et néanmoins bavard comme un Tarantino, ne manquant pas d’humour (noir) mais peut-être quand même d’une scène vouée à entrer instantanément dans la légende, ‘The Irishman’ manque de la flamboyance des ‘Affranchis’ ou de ‘Casino’...mais on verra qu’il s’agit d’un choix délibéré de la part de Scorsese. De même, il ne s’agit pas du rôle d’une vie pour ces quelques grandes stars qui doivent à Marty une bonne part de leur légende : on a trop vu De Niro jouer De Niro de cette façon pour encore s’émerveiller de sa prestation, d’autant plus que le procédé numérique de rajeunissement, utilisé pour figurer Sheeran à différentes étapes de sa vie, retient toute l’attention. Pacino, qui campe un Jimmy Hoffa hâbleur et survolté, reste égal à lui-même. Il n’y a que Joe Pesci pour impressionner, tant sa prestation en Russel Buffalino prend le contre-pied presque total de son jeu habituel. Pourtant, quelque chose a changé chez Scorsese, et certains ne manqueront de remarquer que le réalisateur ne jette plus le même regard sur le crime organisé : moralisateur, Scorsese ne l’a jamais été mais sa vision n’en restait pas moins trouble, et à l’analyse précise et goguenarde du parcours de ces gangsters grand format se mêlait toujours une pincée d’admiration irrépressible. Cette fois, pour ceux qui ont cru tenir l’Amérique dans le creux de leur main, ce n’est même plus le retour de manivelle de la justice qui guette mais l’inéluctable finitude qui n’épargne personne : à terme, que reste-t-il de ces décisions irrévocables, de ces actes historiques définitifs posés au nom d’un soi-disant code d’honneur, de cette ivresse du pouvoir de ceux qui savent qu’à défaut d’obéir à la loi des hommes, ils respectent celle de la Famille ? Une poignée de vieillards malades et décrépits, en passe d’être oubliés de tous, tisonnant leur culpabilité et leurs remords dans des ruminations silencieuses. A défaut d’être le chef d’oeuvre de Scorsese, ‘The Irishman’ est, par la grâce de ses vingt dernières minutes, son film le plus crépusculaire et désabusé.