Voici un extraordinaire "film de mafia", comme on le dit pour Le Parrain (Coppola 72-90) , Les Affranchis, Casino, Il était une fois en Amérique (Leone 84).
The Irishmans'appuie sur la biographie, probablement en partie fantasmée, du moins pour le meurtre final, d'un tueur irlandais Frank Sheeran au service de la mafia américaine devenu ensuite le second de Jimmy Hoffa (1913-1975), le patron mythique du syndicat des camionneurs américains, qui avec 1.4 millions de membres est aujourd'hui le plus grand syndicat occidental et rassemblait dans les années 50-70 la quasi totalité des chauffeurs routiers.
Le thème du film est l'analyse fine des relations entre la mafia et le syndicat à travers les interactions entre Hoffa (Al Pacino), Sheeran (De Niro) et Bufalino un grand patron de la mafia incarné par Joe Pesci. Dans une maison de retraite, Sheeran raconte sa vie. A travers un grand nombre de flashbacks enchâssés parfois les uns dans les autres, l'histoire terrible d'Hoffa et son tueur se déroule, les trois immenses acteurs (76-78 ans aujourd'hui) étant rajeunis par le procédé numérique cgi devenu célèbre avec Captain Marvel. On retrouve ainsi un De Niro de 40-50 ans, assez crédible, bien qu'aux mouvement assez lents. Cette lenteur fait beaucoup pour l'incarnation spectaculaire d'un individu pesant, taciturne, impassible, mais capable de tout en raison de ses crimes de guerre en 44-45 qui l'ont définitivement fracassé (fait d’ailleurs avéré pour le véritable Sheeran).
Dit comme ça, la thématique semble assez étrange : comment évoquer sur une longue période l'histoire d'un patron de syndicat véreux et des mafieux qui l’entourent avec des acteurs de près de 80 ans sans tomber dans le grand guignol ? C'est compter sans le génie de Scorsese.
Avec une grande sobriété, sans décrire en détail les dizaines de meurtres et de destructions dont Sheeran est coupable ni même en détail leur processus de décision, Scorsese nous fait toucher, je ne sais pas bien par quels moyens, des éléments historiques et psychologiques essentiels de cette partie de l'histoire des USA (52-75).
Un mot suffit : cet homme ferait bien de disparaître, dit quelqu'un, et soudain on apprend qu'il est mort. Un concurrent, un patron récalcitrant sont assassinés. Hoffa apprend-on n'était pas seulement un président véreux qui plaçait l'argent des retraites des camionneurs dans les jeux de Las Vegas ce qui expliquait le soutient de la mafia, il était surtout un mégalomane qui s'identifiait à son syndicat : This is My Union, répète-t-il avec une nuance de désespoir, quand ses concurrents mettent sur la touche après son emprisonnement de quatre ans.
Pris par son hubris, Hoffa-Pacino rêve : il tient la mafia un peu à distance de son pouvoir personnel, plus important encore grâce à elle il terrorise les patrons et les politiciens.
Le film nous montre ainsi 1-que ces hommes sans foi ni loi agissent selon des valeurs qui sont leur foi et leur loi ; 2-que, après le pouvoir et les réseaux, la famille reste une valeur majeure : on ne saurait trop insister d’ailleurs sur les rôles mineurs en terme de présence mais majeurs en termes moraux de Welker White en épouse d'Hoffa, Stephanie Kurtzuba en Reine Sheeran et surtout Anna Paquin incarnant merveilleusement sa fille Peg.
Mais le cœur du film n'est pas là. Il se tient dans la relation de respect, fusion, amitié, subordination, émotion etc dans ce lien incroyablement riche entre eux deux que créent sous nos yeux les deux plus grands acteurs américains des années 70. C'est évidemment ce qu'on n'oubliera jamais de cette oeuvre testament.