Seul dans le noir, Paul Auster. Un dialogue d'une jeune femme à son grand-père après qu'ils aient vu trois films, La Grande Illusion, Le Voleur de Bicyclette, Le Monde d'Apu :
" Il y a autre chose à propos de ces trois scènes [...], elles parlent toutes des femmes. De la manière dont les femmes portent le poids du monde. Elles prennent en charge les choses sérieuses pendant que leurs malheureux hommes se démènent sans succès. A moins qu'ils ne restent couchés à ne rien faire ".
On dirait un résumé du film d'Ozu. Le Goût du Saké peut en effet être vu comme une oeuvre féministe, un film formidable où les femmes sont la plupart du temps en retrait, mais toujours elles resplendissent. Ce sont donc les hommes qui occupent le premier plan - qu'ils soient les pères, les maris ou les frères - mais l'impression la plus forte est laissée par les femmes, leur courage et la manière qu'elles ont de gérer les choses sans en avoir l'air. En extrapolant cela au monde du septième art, on pourrait dire que les hommes sont les acteurs et les femmes les metteurs en scène, celles qu'on ne voit pas énormément mais dont la présence est pourtant plus que palpable.
Le film décrit une société égoïste et phallocrate, manquant totalement de considération pour les femmes, qu'elle voudrait définitivement faire correspondre à l'expression " sexe faible ". Ce qui frappe dans le film, c'est le manque d'attention constant des hommes envers les femmes, lesquels privilégient leur confort et leur attrait envers les choses matérielles au détriment d'une attitude respectueuse envers leurs filles ou épouses. Filles que les pères privent totalement de liberté en leur imposant leur futur conjoint, ou épouses que les maris délaissent au profit d'un comportement matérialiste. C'est par exemple la scène du club de golf, exemple de déshumanisation de la femme puisqu'elle subit la supériorité hiérarchique d'un objet. Mais ça n'est que dans les yeux des hommes que cette déshumanisation a lieu. Car pour Ozu et le spectateur - intelligent - les personnages féminins sont beaucoup plus beaux que leurs homologues masculins, dont la complaisance dans la vénalité ne peut en rien rivaliser avec la dignité des premières. Il faut voir par exemple cette scène où une des femmes, humiliée, prend la peine de sortir du cadre pour exprimer sa tristesse et pleurer. La beauté du film réside dans cette retenue qui rejoint d'ailleurs la mise en scène pleine de pudeur du cinéaste japonais.
S'il condamne l'attitude misogyne des hommes, le film ne les punit pas entièrement non plus et va même jusqu'à expliquer ce qui pourrait constituer une raison au comportement détestable des personnages masculins. Le Goût du Saké montre en effet que la volonté des hommes de tout contrôler peut se comprendre à cause de la peur de la solitude. Le film décrit bien le temps qui passe, l'inexorable fuite des enfants du foyer, et avec eux la confrontation des parents - plus particulièrement des hommes ici - à la solitude. C'est dans les moments où l'on croit que les hommes se servent des femmes qu'on comprend en fait qu'ils n'ont besoin que d'un contact avec elles, mais que tout cela est maladroit et injuste. Le film justifie cette attitude sans toutefois la cautionner.
Très beau film féministe et progressiste.