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    Steven Spielberg : "Les salles de cinéma doivent être là pour toujours !"
    Olivier Pallaruelo
    Olivier Pallaruelo
    -Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
    Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

    Récompensé par un Prix lors des Cinema Audio Society Award le 16 février, Steven Spielberg s'est fendu d'un discours inquiet dans lequel il exhorte ses confrères à ne pas lâcher les films en salle de cinéma au profit des plateformes de streaming.

    The Walt Disney Company France

    Quand on est une personne qui a rapporté à l'industrie hollywoodienne plus de 14 milliards de dollars au cours de sa carrière, qu'on est détenteur de trois oscars, qu'on a récolté 188 autres récompenses et près de 200 nominations, et surtout qu'on a durablement et profondément transformé le paysage de l'industrie de l'Entertainment comme peu de personnes ont pu ou peuvent le faire, la parole pèse incontestablement lourd. Lorsque Steven Spielberg parle, Hollywood se tait et écoute. L'intéressé est, depuis un moment, inquiet. Samedi 16 février au soir, le cinéaste de légende a rendez-vous à l'hôtel Intercontinental dans le Downtown de Los Angeles, pour la soirée des Cinema Audio Society Award, au cours de laquelle il doit reçevoir un Prix. Et le réalisateur de reprendre sa quête pour pousser une nouvelle fois ses collègues à réaliser des films pour les salles de cinéma, et pas uniquement pour la télévision.

    "J'espère que nous allons tous continuer à croire que la plus grande contribution que nous puissions faire en tant que réalisateurs est de donner au public l'expérience des films diffusés dans les salles de cinéma" a lâché Spielberg. Et de poursuivre un peu plus loin : "Je crois fermement que les salles de cinéma doivent être là pour toujours".

    Si Spielberg s'est évidemment bien gardé de lâcher le nom d'une plateforme de streaming, celui de Netflix était logiquement dans toutes les têtes. "J'aime la télévision. J'aime cette opportunité. Certains des meilleurs scénarios sont écrits aujourd'hui pour la télévision, certaines des meilleures réalisations avec les meilleurs réalisateurs se trouvent là; certaines des meilleures performances d'acteurs sont aussi à la télévision. Le son à la télévision n'a jamais été aussi bon maintenant que dans toute son histoire. Mais rien ne remplacera cette expérience unique qui consiste à vous plonger dans le noir dans une salle, assis à côté de personnes que vous ne connaissez pas, et vivre une expérience qui vous submerge. C'est une chose en laquelle nous croyons vraiment tous" a-t-il servi en guise de conclusion de son intervention.

    Une implosion prochaine du business model hollywoodien ?

    Spielberg n'en est du reste pas à sa première saillie concernant les plateformes de streaming. En mars 2018, au cours d'une interview accordée à ITV News, il estimait que les films Netflix et Amazon n'ont pas leur place aux Oscars : "A partir du moment où vous vous engagez sur un format télévisuel, vous faites un film de télévision. S’il est bon, vous méritez certainement un Emmy, mais pas un Oscar. (…) Je ne crois pas que des films qui ont été projetés dans quelques salles pour la forme pendant moins d’une semaine puissent répondre aux critères pour être nommés aux Oscars".

    Et d'expliquer un peu plus loin que "de moins en moins de cinéastes ont envie de se battre pour lever des fonds pour financer leurs films, c'est aussi une des raisons qui les poussent à aller vers les plateformes de streaming et VOD". Un argument juste, tant les Majors, toutes à leurs obsessions de bâtir ces fameux Tentpole Movies et leurs produits dérivés, verrouillent complètement la question financière.

    Dans le sillage de cette réflexion d'ailleurs, on peut remonter même à une poignée d'années. En 2013 déjà, le cinéaste et son vieux complice George Lucas étaient invités à un panel donné à la University of Southern California, concernant le futur de l'industrie de l'Entertainment. Et les deux n'étaient pas franchement optimistes. "Les gens ont un temps limité" lâchait Spielberg; "on ne peut pas étendre la semaine, ni le cycle des 24h. Donc on est coincé avec tellement de choix. L'énorme quantité de contenus disponibles a rendu les studios de cinéma nettement plus conservateurs, capitalisant sur ces films conçus comme des Tentpole Movies. Vous êtes à un point où un studio préfèrera investir 250 millions $ dans un film, plutôt que d'investir dans toute une série de projets intéressants, parfois très personnels, voire même historiques, qui peuvent être noyées dans la masse, parce qu'au final, il n'y a que 24h. [...] Il y aura une implosion lorsque trois, quatre, ou peut être une demi douzaine de ces projets mastodontes s'écraseront au sol. On changera alors de paradigme".

    "Hollywood est désormais hors sujet..."

    Si l'implosion du business model hollywoodien ne s'est pas encore prophétisée, le changement de paradigme est, lui, bien en marche. L'Académie des Oscars n'a déjà pas franchement suivi Spielberg, en décernant au Roma d'Alfonso Cuaron, produit par Netflix, pas moins de dix nominations, faisant de lui un des grands favoris dans la course aux Oscars ce week end. En décembre dernier, Ted Sarandos, le responsable en chef des contenus sur Netflix, donnait déjà par procuration cette réponse à Spielberg et plus largement à la polémique autour de Roma : "j'aime l'expérience des salles de cinéma, et nous ne sommes pas en conflit, avec qui que ce soit. Au contraire même, je pense que nous sommes tout à fait complémentaires. [Roma] est formidable sur grand écran, mais peu de gens y ont accès. Ce que je veux faire, c'est connecter les gens avec des films qu'ils aimeront. Et ils vont aimer Roma. Ils l'aimeront sur leur Smartphone, tout comme ils l'aimeront sur un grand écran". Une dernière partie de propos à laquelle on est pas tout à fait obligé de souscrire, à commencer par Steven Spielberg justement. Car voir une oeuvre dans une salle de cinéma, c'est aussi vivre une expérience sensorielle qui peut être unique, intime, douloureuse, jubilatoire, puissante ou carrément décevante; qui sera en tout cas très différente du visionnage d'un film sur son écran smartphone dans une rame de métro bondé...

    Spielberg a quand même quelques raisons de craindre les plateformes de streaming, quoique puisse en dire Ted Sarandos et ses propos rassurants ou voulus comme tels. Netflix, c'est un parc de 139 millions d'abonnés revendiqués en janvier 2019; et celui-ci ne cesse de croître. En quatre semaines, 80 millions de personnes ont vu Bird Box, le film avec Sandra Bullock, dont 45 millions rien que la première semaine. Autant de personnes qui n'ont pas découvert le film en salle de cinéma. En 2018, la plateforme a investi 8 milliards $ dans la production et les acquisitions de programmes. Ce n'est pas pour rien que Disney cherche à bétonner sa position pour contrer ce géant de la Silicon Valley, en ayant acquis la Twentieth Century Fox pour muscler son catalogue de films, et s'apprête à lancer d'ici la fin de l'année sa propre plateforme de VOD / streaming.

    Un point de vue intéressant est celui de Barry Diller. Inconnu du grand public, il est pourtant dans son domaine une sacrée pointure. Diller fut en effet le grand patron de la Paramount et de la Fox, ayant aussi officié en tant qu'Executive au sein de la chaîne de TV ABC. Dans un récent et passionnant podcast, intitulé Recode Decode, l'intéressé explique combien ceux qui, à son image, avait énormément de pouvoir dans l'industrie de l'Entertainement, en ont désormais beaucoup moins. "Hollywood est complètement hors sujet à présent. C'était essentiellement ces six Majors qui étaient capables d'étendre leur hégémonie sur tout le reste. Quand ce qui les intéressaient devenait suffisamment gros, elles rachetaient. Mais désormais, elles n'achètent plus rien. Ce qui signifie qu'elles ne sont plus en position d'acheter Netflix. Ou d'acheter Amazon. En d'autres termes, si vous pouviez mettre la main sur un studio de cinéma, vous étiez assis autour d'une table avec à peine cinq autres personnes. Et cette même table dominait le monde des Médias. Maintenant, c'est fini".

    Certains peuvent arguer qu'il y a quand même le rachat de la Fox et de ses actifs par Disney; manoeuvre estimée à plus de 85 milliards de $. Sa future plateforme de streaming ? Tout en louant le travail de Bob Iger, le CEO de Disney, qu'il qualifie de "superbe executive", Barry Diller estime que celle-ci devrait fonctionner mais sans plus, et ne sur-performera pas à son lancement. Et d'enfoncer le clou : "Ceux qui courent après Netflix sont stupides. Netflix a gagné la bataille. Je crois que personne ne peut désormais rivaliser avec leur parc d'abonnés, qui leur assure une énorme domination". Et cette remarque vaut aussi selon Diller pour le concurrent de Netflix, Amazon Prime, "qui n'a pas été conçu pour enchérir de manière aussi agressive que Netflix concernant les stars de demain". Spielberg n'a décidément pas fini d'être inquiet...

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