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    Joyeuse retraite, C'est quoi cette mamie, Papi Sitter... Pourquoi le cinéma français mise sur les seniors ?
    Brigitte Baronnet
    Passionnée par le cinéma français, adorant arpenter les festivals, elle est journaliste pour AlloCiné depuis 12 ans. Elle anime le podcast Spotlight.

    "Tanguy 2", "C'est quoi cette mamie ?!", "Joyeuse retraite", et cette semaine "Papi Sitter"... Les seniors sont omniprésents sur grand écran. Pourquoi cet engouement ? Enquête.

    SND

    "Le public qui va voir nos films, il est en route pour le cimetière !" Cette formule, on la doit à Sylvie Pialat, productrice  influente dans le cinéma français, qui accompagne le travail de nombre de cinéastes français comme Cédric Kahn (Fête de famille), Alain Guiraudie (L'Inconnu du lac), Joachim Lafosse (L'Economie du couple) ou Guillaume Nicloux (L'Enlèvement de Michel Houellebecq). Une phrase prononcée à l'occasion des Rencontres cinématographiques de l'ARP, qui a rassemblé de nombreux professionnels du cinéma et de l'audiovisuel en novembre dernier. Divers sujets et chantiers étaient à l'ordre du jour, mais l'un d'entre eux revenait avec insistance : comment faire revenir les jeunes au cinéma ? Et comment conquérir cette "génération perdue", les trentenaires, qui ne va plus voir de films français en salles ?

    "Pendant longtemps, on était très emmerdé, il fallait qu’on fasse des films pour les jeunes, affirme avec la franchise qui la caractérise Sylvie Pialat, lors des Rencontres de l'ARP, auxquelles AlloCiné était présent. Je suis très contente qu’aujourd’hui, on ne nous demande pas ça. Ce n’est pas que je ne veuille pas que (les jeunes) aillent voir nos films. On ne peut pas non plus faire des films pour un public qui serait très ciblé."

    "Notre public, il a plutôt entre 50 et 80, plutôt qu’entre 35 et 80" Sylvie Pialat (productrice)

    Et d'ajouter : "Ce qu’il faut développer, c’est l’addiction à la salle. L’éducation à l’image ? Les jeunes sont éduqués très vite. Quand on voit un môme de deux ans sur son téléphone, c’est sûr qu’il faut qu’on emmène très tôt les enfants en salles pour vivre ce moment qui reste quand même très magique d’être ensemble dans une salle de cinéma. L’addiction à la série, elle se développe très facilement. On voit très bien comment ça fonctionne. Mais l’addiction à la salle, elle existe. Ceux qui l’ont eu et ont arrêté un petit moment d’aller au cinéma, à 60 ans, reviennent au cinéma comme avant. Notre public, il a plutôt entre 50 et 80, plutôt qu’entre 35 et 80. J’ai des metteurs en scène qui pensent que les gens de 30 ans vont voir leurs films. Pas du tout ! Emmanuelle Bercot, Cédric Kahn pensent que des gens de 30 ans vont voir leur film." Et d'affirmer : "Il y a une génération qu’on a vraiment perdue, ce sont les gens de 35 ans."  

    L'intervention du nouveau directeur du Centre National du cinéma (CNC), Dominique Boutonnat, confirme ce constat. Si le nombre d'entrées cette année s'annonce record, il n'est certainement pas dû au public jeune, mais bien au public âgé, souvent retraité. "Cette année, on va faire autour de 215 millions d’entrées, peut être plus, en France. Un record sur ces 50 dernières années. Ca sera la 2ème meilleure année dans les 50 dernières années.  Mais quand on regarde un peu plus à la loupe, on est en train malgré tout de perdre une partie de nos spectateurs, une partie de la population française dans la consommation et l’accès aux œuvres de création française."

    "On est en train de perdre une partie de nos spectateurs" Dominique Boutonnat (CNC)

    "Pourquoi ? Il y a 10 ans, les jeunes de moins de 25 ans généraient 37% des entrées. Aujourd’hui ils en génèrent 27-28%. On a perdu 10%. On a perdu déjà en 10 ans une énorme partie de nos jeunes en salles. A l’époque ils allaient 9 fois par an au cinéma. Aujourd’hui, la moyenne, c’est 5. Et sur ces 5 films, il y a au moins 4 Marvel ou Pixar ou Lucas. On a non seulement perdu une partie de la population jeune, mais en plus elle va de moins en moins au cinéma, et ce qu’elle va voir au cinéma, c’est de moins en moins les films dont vous parlez (aux Rencontres de l'ARP). C’est l’un des gros enjeux, qui va irriguer tout le reste, notamment sur le financement des films ou la liberté de créer dont vous parliez."

    Le cinéaste Michel Leclerc, réalisateur d'un franc succès comme Le Nom des gens, ajoute : "Faire des films qui ont une vraie originalité, une vraie force et qui puisse attirer un public de 15-25 ans, il y en a très peu en fait dans le cinéma français. Soit on fait des comédies pour la famille, soit on fait des films plus pour adultes. Mais j’ai l’impression qu’il y a une espèce de trou effectivement. En tout cas, le système de financement ne favorise pas la production pour eux." En ligne de mire, la frilosité des producteurs de cinéma et chaînes de télévision à miser sur des films dits plus risqués car sortant des sentiers battus, plus originaux, et donc peut être moins prétendument attendus par le public...   

    Jean-Claude Lother

    Alors que Joyeuse retraite vient de sortir sur les écrans français après C'est quoi cette mamie ?! ou encore Tanguy, la suite, deux succès hexagonaux de cette année, et qu'encore beaucoup de films français destinés prioritairement à un public senior s'apprêtent à déferler en 2020, de Papi-sitter de Philipe Guillard à La Bonne Epouse de Martin Provost, en passant par La Daronne de Jean-Paul Salomé, nous avons enquêté sur cette tendance des seniors au cinéma. En posant à chaque fois cette même question, aussi incongrue soit-elle : l'avenir du cinéma est-il dans les seniors ? Nous avons interrogé un réalisateur, une productrice, un directeur de festival et un exploitant (également directeur de festival).

    L'avenir du cinéma est-il dans les seniors ? 

    Voici leurs réponses :

    Cédric Klapisch, réalisateur (Deux Moi, Le Péril jeune...)

    "Les seniors, est-ce l'avenir ? J'espère que non. On sait que les entrées sont plus souvent chez les gens plus âgés. C'est vrai que les retraités ont plus de temps que plein d'autres gens. C'est une vraie question de faire venir les jeunes, et notamment les jeunes de moins de 15-20 ans au cinéma, parce qu'ils vont assez facilement voir un Marvel ou un film d'action ou un film d'épouvante ou un film américain… Pour les films français, c'est plus difficile.

    "C'est une vraie question qu'on a à se poser, nous réalisateurs, parce que ce n'est pas un combat perdu" Cédric Klapisch

    Pour moi, c'est une vraie question qu'on a à se poser, nous réalisateurs, parce que ce n'est pas un combat perdu. Il y a une mode actuellement des séries télé, de passer du temps sur Youtube, sur les jeux vidéo… Je me rappelle au moment où il y a eu les clips, dans les années 80. MTV arrivait. Les gens se sont dit : les jeunes vont regarder des clips et arrêter d'aller au cinéma. Oui et non. Ca a été vrai pendant 3 ans, et puis les clips c'était les clips, et le cinéma c'était autre chose. On disait aussi que les jeunes ne savaient plus regarder des choses longues. Du coup, les gens étaient persuadés qu'il fallait monter des trucs très cut, et faire comme des clips.

    Et maintenant, quelqu'un de 15 ans, il va pouvoir regarder Casa De Papel et ça va durer 12 heures ! Donc ce n'est pas une historie de court, c'est une histoire de mode, et la jeunesse se met à regarder d'autres choses. Pour moi, le plaisir de la salle, il est irremplaçable. Je crois qu'il s'agit juste de refabriquer des histoires, un type de cinéma qui soit destiné aux jeunes de 15-20 ans et qui soit un spectacle. Qui soit mieux dans une salle que chez soi. Car dans une salle, il y a le spectacle collectif, et ça c'est difficile à remplacer."

    Marie Masmonteil, productrice (Party Girl, La Source des femmes...)

    "Les seniors, ils ont un pouvoir d'achat. Ils vivent de plus en plus vieux. Ils savent aussi se servir de tablettes, ils sont connectés, abonnés à Netflix… Les seniors ne sont pas déconnectés de ce qu'il se passe. Mais peut être ce sont des gens qui ont été habitués à lire, à être sur un rythme qui n'est pas celui effréné de la surconsommation. Je ne suis pas forcément d'accord sur tout avec lui, mais François Ruffin évoquait récemment à la radio ce gavage, où il faut avoir vu tout tout de suite, regarder les séries avant tout le monde… Je viens de regarder Succession, que j'ai trouvé génial. Mais quand on est dans un diner, personne n'a vu les mêmes séries. Si on dit qu'on a vu ça, il y a toujours quelqu'un pour dire qu'il en a vu 50 autres.

    "Peut être qu'ils ont plus la capacité à apprécier de s'enfermer dans une salle de cinéma pendant 2 heures sans regarder ses textos" Marie Masmonteil

    La série, c'est passionnant, mais je pense que ça rompt largement le lien social. D'une certaine façon, peut être que l'appétence des seniors qui ont été éduqués dans un monde où on prenait encore le temps de lire, de parler entre soi, et ne pas être frénétiquement sur un iphone a envoyer des photos sur Instagram. Peut être qu'ils ont plus la capacité à apprécier de s'enfermer dans une salle de cinéma pendant 2 heures sans regarder leurs textos. Mais en même temps ce serait bien qu'à un moment donné, la jeune génération accepte de donner du temps au temps. C'est aussi bête que ça." 

    Patrick Fabre, directeur du Festival du film international de Saint-Jean-de-Luz

    "Cette question est tout sauf bizarre. Elle est totalement légitime. On constate bien évidemment que le jeune public ne se rend pas en salles. On se rend en salle pour voir des grosses machines hollywoodiennes, et donc il y a une déperdition sur ce jeune public. En revanche, le public âgé, le public de retraités a du temps, du temps libre, et se rend en salles. C'est normal à mon sens que les producteurs, les distributeurs, visent ce public. C'est un public qu'on retrouve par exemple au Festival de Saint Jean de Luz.

    La raison est très simple : en journée, hors vacances scolaires, qui peut se rendre au cinéma ? Deux catégories de spectateurs : les chômeurs et les personnes âgées, en tout cas, les retraités. Morgan Simon (réalisateur de Compte tes blessures) qui est venu présenter son court métrage et qui était dans le jury court métrage au Festival de Biarritz la semaine juste avant le Festival de Saint Jean de Luz, disait qu'il a vu des forêts de ce qu'on appelle de « têtes grises » ou « têtes blanches ». Nous mêmes à Saint-Jean, on sait très bien que notre public est un public retraité, ou pas loin de l'être. Ce sont eux qui font en bonne partie les entrées en France. Donc forcément, c'est un marché. C'est logique que la production, la distribution se tourne vers eux.

    "Le public de retraité a du temps libre. C'est normal à mon sens que les producteurs, les distributeurs, se tournent vers eux" Patrick Fabre

    Par rapport à la télévision, on sent bien, par exemple sur les chaînes publiques, la volonté de se tourner vers le jeune public en changeant leurs habitudes de diffusion. C'est à dire que les séries qui sont diffusées sur les chaînes publiques -France Télévisions et Arte- sont visibles en streaming avant leur diffusion télévisée. Il y a cette volonté de s'adresser à un public plutôt jeune qui dispose de tablettes, smartphones, plutôt que de s'adresser à moi, à ma mère, sur son petit écran à l'heure dite.

    Ces spectateurs, le cinéma ne les a pas complètement perdus, parce qu'on voit bien qu'il y a quand même des jeunes dans les cinémas. On ne fait pas 200 000 millions d'entrées par an avec uniquement des retraités. C'est faux. Mais c'est vrai qu'ils sont plutôt intéressés par le cinéma américain avec quelques exceptions de quelques films qui sont quand même un peu faits pour eux. Je pense à Inséparables récemment.  C'est un fossé qui risque de se creuser si justement les productions ne veulent s'adresser qu'aux têtes grises. Il ne faut pas oublier qu'on peut s'adresser à ce jeune public, et c'est lui qu'il faut travailler et ramener dans les salles car les têtes grises, elles y viennent déjà."

    SND

    "L'un des problèmes lié peut être à la désaffection du jeune public par rapport au cinéma est lié à l'absence d'éducation cinématographique. Ma génération – je suis né dans les années 60-, quand on était gamin, on avait du cinéma à la télévision. On n'avait pas de séries, on avait des feuilletons. On regardait du cinéma à la télévision et ça formait nos goûts cinématographiques, notre envie de cinéma. Et une fois le petit écran éteint, on la transformait au cinéma. Il n'y a plus cette même éducation. Parce que le paysage audiovisuel a complètement changé. A mon époque, il y avait trois chaines, et dès qu'il y avait un film, on le regardait. Le lendemain, tout le monde avait vu le même film, et tout le monde en parlait. Maintenant, il y a une multiplication des chaines de cinéma, des chaines de série, et donc une offre qui est démente. Du coup, le jeune public zappe d'un truc à l'autre, et souvent plutôt que de zapper d'une série à l'autre, ou d'un film à l'autre, zappe d'une chaine Youtube à l'autre. 

    "L'offre cinématographique française est extrêmement riche. Quoi qu'en dise Eric Neuhoff !" Patrick Fabre

    Quand on a une télévision qui est forte, des séries qui sont extrêmement fortes, et qu'on dit va voir ce film qui est pas terrible, 'mais tu vas voir, il y a quand même des trucs intéressants dedans'… Je pense que le problème va au-delà de l'offre cinématographique. L'offre cinématographique française est extrêmement riche. Quoi qu'en dise Eric Neuhoff ! Elle est extrêmement riche. Par exemple, sur les films qu'on présente à Saint Jean de Luz, il y a un western féministe, il y a un film noir qui se passe dans le milieu des émigrés chinois… Il n'y a pas un film qui se ressemble, il n'y a pas de formule. Il y a des différences de vision, d'expression, de sensibilité. L'offre est considérable."

    Paolo Moretti, exploitant de cinéma à La Roche-sur-Yon, directeur du Festival de La Roche-sur Yon, et Délégué général de la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes

    "Je le vois dans la salle que je dirige, Le Concorde, le cinéma art et essai de La Roche-sur-Yon. Effectivement une bonne partie de notre public est un public senior. On ne fait pas forcément une programmation spécialement dédiée. En fait, c'est un public avec une habitude de cinéma qui n'est pas la même que le public plus jeune. Ils ont une relation à la salle qui est différente. Une grande partie du public art et essai est un public de plus de 50 ans. Mais qui est dans une dynamique qui les amène à voir des films qui ne sont pas forcément conçus pour eux.

    "Une grande partie du public art et essai est un public de plus de 50 ans. Mais qui est dans une dynamique qui les amène à voir des films qui ne sont pas forcément conçus pour eux" Paolo Moretti

    Par exemple, nous avons fait l'ouverture du festival de La Roche-sur-Yon avec Play d'Anthony Marciano, et plus de la moitié de la salle, c'était un public dit senior, et j'avais l'impression qu'ils étaient encore plus dedans. L'accueil était unanime mais ça m'a surpris de voir qu'un film qui parle d'une génération fin 70 – début 80 pouvait déclencher une sensibilité si particulière. C'est une question d'habitude. Normalement le mercredi à 14h, on a des salles super remplies de public senior, qui a rendez-vous au cinéma. Ils font des choix, ils vont explorer. En plus, on leur met à disposition des tarifs assez attractifs, et ça ne veut pas dire qu'on ne travaille pas le public jeune.

    On essaye de travailler de façon différente en multipliant les rendez-vous qui connectent le cinéma à d'autres disciplines artistiques, en organisant des projections qui font la passerelle entre la musique et le cinéma, ou en organisant des rendez-vous réguliers avec les ciné-clubs étudiants qui du coup impliquent leurs collègues d'étude et créé du bouche-à-oreille au sein d'une génération particulière. On travaille les réseaux sociaux avec des objectifs extrêmement clairs, des choix d'image.

    On ne laisse pas tomber le combat. Pour le public senior, on travaille la même chose mais pas forcément avec les mêmes moyens, par exemple la question des tarifs, des horaires, du programme papier. Le défi d'un exploitant en 2019, c'est vraiment de savoir différencier autant la programmation que le langage qu'il utilise pour la communiquer. C'est cette pluralité qui devrait être dans les discussions au coeur du métier des exploitants. Réflechir à comment s'adresser de façon plus pertinente et efficace à des publics qui sont extrêmement différents dans leur façon d'interpréter leur présence dans la salle, et leur relation au cinéma tout court. Et sur les festivals, on essayer d'être les plus transgénérationnels que l'on peut."

    Ces propos ont été recueillis en octobre et novembre 2019, au Festival de Saint-Jean-de-Luz, au Festival de La Roche-sur-Yon et aux Rencontres cinématographiques de l'ARP à Dijon

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