Il est toujours très difficile d'aborder une œuvre et de développer un propos quand cette dernière a atteint un tel degré de perfection. Cette critique est donc une tentative pour parler d'un des films les plus parfaits au monde,''Le Bon, la Brute et le Truand'' d'un des plus grands réalisateurs au monde, Sergio Leone. Nous sommes dans les années 60. le western américain est soit mort soit crépusculaire (Peckinpah, Penn). Désormais, c'est l'Italie avec son fameux western spaghetti qui est sous le feu des projecteurs. Mais les critiques ne sont pas aussi tendres : là où le western américain était le genre le plus pur (car le plus ancré dans la culture américaine), le western spaghetti est considéré comme un sous-genre. Traité le plus souvent par des faiseurs, des artisans en recherche de succès publics, le western spaghetti a été peu de fois abordé par ce qu'on appelle des ''auteurs''. Pour tant, au milieu de ce marasme de nanars (style Trinita et ses innombrables suites qui n'ont d'égal que la série des Gendarmes en France), certains réalisateurs parviennent à réaliser des pépites en mettant en avant les bons côtés du genre. On retient notamment les trois Sergio : Sergio Sollima, Sergio Corbucci et surtout surtouuuut Sergio Leone. Le réalisateur est aussi le père de ce genre cinématographique. Il n'a d'ailleurs pas été tendre avec les autres réalisateurs de westerns spaghettis (''j'ai accouché d'enfants débiles'' dira t-il méchamment). Après avoir coréalisé ''Les derniers jours de Pompéi'' (Mario Bonnard, 1959) et réalisé ''Le colosse de Rhodes'' (1961), Sergio Leone remportera de manière inattendu un énorme succès public avec ''Pour une poignée de dollars'' en 1964. Le western spaghetti est né. Le mutisme, l'inexpressivité et l'ambiguité du personnage principal, les gueules incroyables filmées en gros plan, cette violence barbare et excessive, la musique d'Ennio Morricone, l'extravagant générique et le tournage en Espagne... tout contribue à ce que le western renaisse de façon méconnaissable (''et défiguré'' diront certains). Aux Etats-Unis, on s'étouffera face au film qui ne sortira sur leur territoire qu'en 1967. En Europe, le public lui réserve un vrai succès, satisfait de voir un peu, beaucoup de fraîcheur (malgré le climat aride du film où poussière et sueur sont légions à la différence du western américain). Ça y est, immédiatement après sa naissance, le western spaghetti devient une industrie (le giallo dans les années 70 connaîtra le même sort). Leone réitère sans problème l'exploit en 65 avec ''Et pour quelques dollars de plus''. Avec ces films, trois hommes devinrent d'immenses stars (chacune deviendra à sa manière un pilier et une référence dans son domaine) : l'acteur Clint Eastwood, le réalisateur Sergio Leone et le compositeur Ennio Morricone. Ces deux films mettent en scène le même protagoniste, l'homme sans nom et une trilogie voit le jour : la trilogie du dollar (ou de l'homme sans nom). Ici, plus de quête noble, le héros ne cherche plus qu'une seule chose : l'argent. Puis vient un an plus tard le dernier volet de cette trilogie : ''Le Bon, la Brute et le Truand'' (1966). Rétrospectivement, on ne peut s'empêcher de se demander si Leone en tournant ce film savait qu'il était en train d'accomplir quelque chose de grand. Après tout, Leone n'est plus dans la même position que lorsqu'il réalisa ''Pour une poignée de dollars''. Leone en faisant ''Le Bon, la Brute et le Truand'' savait au fond de lui-même qu'il avait déjà avec son premier western révolutionné le cinéma. Pourquoi le miracle ne se reproduirait-il pas avec ce film extrêmement ambitieux ?
L'histoire renoue avec les bonnes vieilles chasses au trésor. Nous sommes vers la fin de la Guerre de Sécesssion. Deux hommes, Blondin (Clint Eastwood) et Tuco (Eli Wallach) sont tous les deux complices dans une magouille qui leur ramène un peu d'argent. Ils vont alors découvir l'existence d'un butin caché sous une tombe. Mais un troisième homme, Angel Eyes (Lee Van Cleef) convoite aussi le magot. Sur fond de guerre de Sécession, ces trois hommes vont tour-à-tour s'affronter, s'allier, se trahir pour empocher l'argent.
Par où commencer quand on parle d'un film réussi sur tous les plans ? Le piège est de tomber dans une sorte de liste, plutôt que de faire une vraie critique. Mais tant pis. D'abord parlons de ce que Leone est capable de faire non pas sur la question de la réalisation, mais sur le ton et le rythme du film vraiment unique. Unique car ''total''. On peut ne pas le remarquer au premier visionnage mais ''Le Bon, la Brute et le Truand'' est un modèle de rythme et d'ambiance. On a l'impression que sur cette question, Leone sait absolument tout faire. Au contraire de son film suivant, ''Il était une fois dans l'Ouest'' (1968, volontairement lent), Leone ne cherche pas à imposer un ton, une émotion en particulier. Bien au contraire, le film passe par toutes les couleurs possibles. De vrais moments lents (les premières scènes avec les trois tueurs qui attaquent Tuco et l'apparition de Angel Eyes sont muettes!) sont associés à des séquences trépidantes. Idem concernant l'atmosphère que choisit Leone. Si le cahier des charges du western avec ces corps qui tombent est respecté, 1000 autres ingrédients sont ajoutés. Par exemple, la comédie a aussi grandement sa place dans le film. Les chamaillements entre Tuco et Blondin sont dignes des plus grands moments de la comédie américaine. Les dialogues coups de fouet (ou punchline) pullulent. ''Tu vois, le monde se divise en deux catégories, ceux qui ont un revolver chargé et ceux qui creusent : toi, tu creuses''. La phrase, probablement la plus célèbre du cinéma (avec celles de Star Wars) fut l'objet de maintes reprises. Mais la force du film, c'est que l'humour ne masque jamais et ne singe (presque) jamais le dramatique du contexte des USA. La guerre n'est pas le sujet du film, c'est l'un de ses sujets. Là encore, c'est bien la preuve que le film parvient à inventorier tous les territoires possibles du cinéma. En une heure de film (ce qu'occupe à peu près la question de la guerre), Sergio Leone parvient à faire ce que certains cinéastes ne réussisent pas à faire en deux heures : montrer l'horreur et l'absurdité de la guerre. Mais Leone le fait ''en passant'' à la manière de Volltaire dans ''Candide''. C'est dans une des inombrables scènes géniales du film que Blondin, contemplant les Nordistes et les Sudistes se livrant un inutile combat lâche cette phrase : ''je n'ai jamais vu un tel gâchis d'hommes''. Tout est résumé : les deux protagonistes qui jusqu'ici semblaient deux ordures cyniques qui ne pensent qu'à leur profit sont en fait les deux portes-paroles de Leone. On entend alors : mieux vaut deux individualistes qui s'affrontent que deux nations qui combattent. Blondin et Tuco traversent ces paysages désolés en refusant de livrer un combat qui n'est pas le leur. Et Angel Eyes ? Dans un premier temps, on pourrait croire -malgré les atrocités qu'il commet- qu'il est lui aussi un porte-parole de l'auteur. Il semble être un opportuniste égoïste bien éloigné de ces sanglants affrontements. Une scène superbe (en fait, comme toutes les scènes) montre Angel Eyes arriver dans un fort sudiste. Un panoramique autour d' Angel Eyes montre cet homme contempler avec une certaine morosité les dégâts de la guerre. Pourtant, on redécouvre le protagoniste... gradé chez les Yankees ! On se rend alors compte qu'il est le vrai monstre du film. Là où Tuco et Blondin ne font que passer, lui se sert de l'armée pour parvenir à ses fins. On pourrait en tirer un syllogisme. La guerre est horrible, or Angel Eyes est gradé dans l'armée, donc Angel Eyes est horrible. Quatre figures guerrières s'opposent dans le film. D'un côté, on peut trouver Angel Eyes et son second Wallace (Mario Brega, seul acteur avec Clint Eastwood à jouer dans les trois films de la trilogie du dollar). Ses deux protagonistes incarnent la facette monstrueuse de la guerre : l'un s'est enrôlé seulement pour trouver le magot, l'autre pour satisfaire ses pulsions sadiques (il torture les prisonniers sudistes). Les deux trouvent leur compte en s'enrôlant, ce qui pour Leone est la pire des horreurs. Face à eux, le supérieur d' Angel Eyes Harper et l'alcoolique Clinton (Aldo Giuffre, drôle et bouleversant à la fois) sont les deux figures humaines de la guerre. Mais l'humain en temps de guerre ne peut survivre. C'est pourquoi le premier est atteint d'une gangrène (et lutte vainement contre la cruauté d' Angel Eyes) et que le second dans son rêve de fin de guerre ne peut que se noyer dans l'alcool. La charge est d'autant plus violente que la guerre est vue à travers le regard de deux civils : Tuco et Blondin.
Mais la guerre n'est qu'une des facettes du grand scénario concocté par pas moins de quatre scénaristes (dont Leone). Le film en presque 3 heures ne paraît jamais trop long ou trop surchargé. Le film est plein comme un œuf mais jamais son contenu ne déborde. Telle une épopée, nos trois anti-héros font un long voyage pour atteindre le trésor si convoité. Et dans ce voyage, il s'en passe des choses. Jamais on ne s'ennuie, toujours on est surpris. Et le voyage est très agréable pour le spectateur puisqu'il se fait en compagnie de trois protagonistes magnifiquement intérprétés. On retrouve bien sûr le meilleur machouilleur de cigares de l'histoire du cinéma : Clint Eastwood. Qui, surprise se fait (de manière consentante) voler la vedette par Eli Wallach. Tuco Benedicto Pacifico Juan Maria Ramirez (personnage préféré de Leone) est mine de rien le protagoniste le plus développé de tout l'univers léonien. Voyou borné à la fois ignoble et très touchant , il est des trois héros le plus humain des trois. Humain car doté d'un vrai passé (on découvre que son frère joué par Luigi Pistilli est prêtre). Tuco est celui qui agit à chaud. Clint Eastwood a un rôle plus en retrait par rapport aux précédents opus de Leone. Il a davantage un rôle d'observateur, amusé par ce bonhomme de Tuco et horrifié (quoique impassible) par les méfaits de la guerre. Face à eux, un psychopathe : Angel Eyes. Psychopathe dans tous ses actes. Et peut-être aussi (semble dire Leone) psychopathe parce qu'il cotoît la civilisation, qu'il communique avec elle : en plus de s'enrôler dans l'armée, on le voit à bord d'une diligence communiquer avec une femme très propre sur elle. Il est troublant de voir les nombreuses similarités entre le colonel Mortimer dans ''Et pour quelques dollars de plus'' et Angel Eyes dans ''Le Bon, la Brute et le Truand''. Outre qu'ils sont tous les deux interprétés par le félin Lee Van Cleef (3ème couteau du cinéma américain, au premier plan du western italien), les deux protagonistes partagent la même élégance vestimentaire, la même intelligence et aussi la même froide ironie. Sinon, entre les trois héros, heureusement, il n'y a pas de réel manichéisme. Ironiquement, Angel Eyes serait, au sein de la société américaine le vrai ''gentil'' du film. Il participe au conflit, se mêle à la société et est d'apparence élégante. A côté, Tuco et Blondin, sales et éloignés de tout rapport humain officiel seraient les deux coyotes qui gangrènent la société. Le titre du film est aussi trompeur. Le truand peut-être aussi sadique que la brute et le bon dézingue bien plus de gens que la brute. Ce qui fait que Tuco et Blondin sont sauvés (et non Angel Eyes), c'est leur part humaine. Le premier n'est bon que par un simple geste d'humanité : il donne des bouffés de son cigare à un soldat mourrant. Et Tuco est aussi sauvé par son côté touchant : il semble devenu ainsi à cause d'une sorte de déterminisme (''chez nous, on ne devient que deux choses : prêtre ou bandit'' dit-il à son frère).
Toutes les inombrables scènes cultes doivent beaucoup à la mise en scène de Sergio Leone (même si le scénario et les dialogues, comme on l'a vu y sont pour beaucoup). Les réalisateurs identifiables en un plan, il y en a peu : Leone en fait partie (ajoutons aussi un petit Kubrick des familles) Mais Leone ne sacrifie jamais le fond à la forme, ou la forme au fond. L'intrigue du '' Bon, la Brute et le Truand'' est suréfficace et la réalisation de Leone est baroque et constamment imaginative. On retrouve tous les gimmicks qu'affectionne Leone (et que nous affectionnons encore plus) : gros plans et très gros plans sur des visages cabossés, étirement temporel de certaines scènes, explosion de violences... le tout sur la sublimo cultissimo géniale BO d'Ennio Morricone, lequel enchaîne au sein d'un seul et même film de nombreux morceaux passés à la postérité. Ce qui fait qu'un plan de cinéma ou qu'une séquence restent immortels, c'est un ensemble d'ingrédients : le cadre, l'acteur, la musique, le décor... tout cela participe à l'intensité dramatique. Disons pour faire simple que Leone rend inoubliable tous ces éléments, ce qui rend logiquement le plan ou la scène inoubliable. Ici, n'importe quel critique aborderait comme exemple le duel (ou triel) final, le plus fameux du cinéma. Mais on peut faire l'original en parlant d'une autre scène célèbre, se situant juste avant ce triel. C'est la scène où Tuco cherche avec avidité la tombe sous laquelle se trouve le magot. En une scène, très anecdotique scénaristiquement parlant, Leone soulève le cœur du spectateur en captant parfaitement toute l'avidité, l'ivresse de l'argent pour Tuco. La caméra réalise d'étourdissants panoramiques qui s'accélèrent jusqu'à s'arrêter subitement sur ladite tombe. Dernier ingrédient qui rend la scène parfaite : The Ectasy of Gold, le morceau culte d'Ennio (que reprendront de nombreux artistes, dont le groupe Metallica durant l'ouverture de ses concerts).
Les détracteurs de Leone le critiqueront en disant qu'il a eu une très mauvaise influence sur le cinéma italien de ces années-là. En fait, Leone a inspiré beaucoup trop d'artistes pour qu'on puisse juger de l'influence du metteur-en-scène. Le travail de Leone a inspiré de nombreux réalisateurs et le mutisme de Clint Eastwood fut reproduit par beaucoup d'acteurs. Alors certes, Leone a laissé la porte ouverte pour que s'engouffrent des nanars en tout genre. Certes, à l'inverse, Leone a vu son style pillé par de prétendus auteurs (Pasolini pour servir son fond souvent abscons pompe allègrement le style de Leone). Mais Leone fut aussi le maître de réalisateurs très populaires tout en étant des auteurs. Si aux Etats-Unis, Tarantino n'hésite pas à se pâmer devant le maestro (''Kill Bill volume 2'' et ''Django Unchained'' en sont directement des hommages), l'ombre de Leone plâne aussi en Asie (Johnnie To et John Woo en sont deux descendants). Et si il est regrettable qu'en France, Leone n'ait aucun descendant (les jeunes réalisateurs préfèrent citer des cinéastes plus ''sérieux'' style Godard ou Rohmer), l'importance du bonhomme n'est plus à prouver. Il reste avec ''Le Bon, la Brute et le Truand'' une des références en la matière. Meilleur film au monde ? En tout cas, l'un des plus marquants et accomplis.