De par sa prédilection pour les plans symétriques et richement composés, le cinéma de Wes Anderson semblait se diriger peu à peu vers le format 1,33:1, qu'il adopte finalement ici de façon très judicieuse. Les images sont ainsi d'une beauté à couper le souffle, regorgeant d'accessoires et de détails savoureux, aptes à faire du Grand Budapest une vraie maison de poupée. De plus, le casting est l'occasion de redécouvrir un grand nombre d'acteurs célèbres et talentueux lors d'apparitions certes souvent courtes mais marquantes. Il faut dire qu'Anderson sait faire jouer son réseau et surtout trouver le rôle le plus juste à chacun de ses habitués. Ainsi, Goldblum, Dafoe, Brody, Amalric, Keitel et d'autres encore s'accordent très facilement avec les caractères de leurs personnages, dessinant une galerie atypique mais toujours jouissive. Quant à Ralph Fiennes et Tony Revolori, il déploient un jeu frais et empathique, permettant une identification facile.
En revanche, on constate quelques caractéristiques inhabituels chez le cinéaste : le rythme est bien plus soutenu que dans ses films précédents, la mélancolie moins ancrée au premier abord et la mort semble omniprésente. L'intensité des scènes d'action et leur caractère rocambolesque font penser aux albums de Tintin (voire de Spirou ?), avec leurs rebondissements ludiques s'inscrivant dans une aventure picaresque. De plus, l'humour pince-sans-rire, de même l'esthétique, rappelle "La Panthère rose" de Blake Edwards, mais peut-on vraiment le désigner ainsi quand on constate que c'est souvent à gorge déployée que le rire se manifeste ici ? L'enchaînement des scènes amène aussi une délectable fébrilité dans le jeu des acteurs ainsi que la nécessité de donner un grand nombre d'informations, que ce soit sur l'intrigue ou l'histoire de ce pays imaginaire, en peu de temps. En effet, Anderson a su créer toute une culture, une identité forte qu'on associe sans mal à Zubrowka, contrée tout à fait crédible. La superbe musique d'Alexandre Desplat, tout en balalaïkas, ajoute d'ailleurs à cette savoureuse ambiance Mitteleuropa.
En ce qui concerne le thème de la mort, il a souvent été abordé par le réalisateur, mais jamais de cette façon : on ne parle pas ici de mort naturelle mais de meurtres, ce qui donne lieu à des scènes assez sombres dans les bas-fonds de la ville, avec un Willem Dafoe terrifiant. Bien que ces séquences criminelles peignent la mort sous un jour burlesque, souvent assez drôle car, se déroulant en général hors champ, le spectateur ne constate que les conséquences, un corps livide étalé sur le parquet, une tête séparée de son buste et figée dans une expression ahurie, des doigts découpés ou encore un cadavre de chat dans une poche plastique. Pourtant, la liste de plus en plus longue de ces décès reste en mémoire et constitue un arrière-plan dramatique qui accentue le goût doux-amer de l'aventure. C'est en cela que l'absence apparente de mélancolie est démentie. Certes, on trouve beaucoup moins de ces moments tristes et gracieux omniprésents dans les œuvres antérieures du cinéaste et, bien que je n'aie pas encore vu tous ses films, c'est la première fois que je ne pleure pas devant, mais l'arrière-goût est pourtant bien embué de larmes. Il est vrai que, après le lent et nostalgique "Moonrise Kingdom", "The Grand Budapest Hotel" semble bien plus enjoué, mais un nuage voile cette bonne humeur : le fait que le film soit raconté en flashback amène une grande amertume. Le début est d'ailleurs très révélateur : une jeune étudiante lit le livre d'un écrivain mort, auteur qui nous raconte lui-même sa rencontre passée avec un Zero adulte qui va lui narrer ses aventures avec M. Gustave. Ce quadruple récit sous forme de poupées russes insiste sur le fait que toute l'histoire est située dans le passé. La déchéance de l'hôtel est même explicitement montrée, ainsi que la solitude générale des personnages des années après l'histoire principale. Au cours de celle-ci, c'est la romance avec Agatha qui comporte le plus grand déclencheur émotionnel (cf. la magnifique scène du manège), et le fait que Moustafa adulte fasse sans cesse référence à la peine qu'il éprouve en pensant à elle augmente l'appréhension et la promesse d'un deuil à venir. La guerre aussi, toujours en arrière-plan, rappelle sans cesse la cruauté du monde et l'impossibilité pour les personnages de vivre en permanence heureux. Comme à son habitude, c'est en peignant des portraits de personnages irréalistes que Wes Anderson parvient à reproduire les véritables sentiments humains avec la plus grande fidélité possible. Les voix off enchâssées, procédé littéraire, forment ainsi un puissant vecteur, un lien entre les époques, entre des modes de vie différents (la lenteur de 1968 en opposition avec la fébrilité de 1932), entre des personnages éloignés par le temps mais se répondant tout de même. Le dispositif, avec ses changements de formats d'image, ses moments de bravoure (l'évasion, la course-poursuite), ses dialogues vifs ou encore sa symétrie, est au service de la création de l'émotion. C'est finalement avec une grande mélancolie que le long-métrage se termine, quand on se rend compte que, de l'étudiante qui tente de se rapprocher de son écrivain fétiche via ses écrits à cet auteur qui regrette ses jeunes années, de Zero adulte se remémorant sa carrière de groom à M. Gustave cherchant à recréer une époque disparue dans son microcosme hôtelier, tous les personnages vivent dans le passé, incapables qu'ils sont de s'adapter au présent. Alors certes, je n'ai pas pleuré pendant le film, mais les larmes ont bien fini par couler une heure après...