La raison est incontrôlable. Surtout lorsqu’elle est jetée, comme en pâture aux dangereux prédateurs, à la transparence totale de l’affect qui, par excellence, a construit, déconstruit et reconstruit l’homme contemporain. Cet affect est totalement indépendant. Il est pur. Il est une authentique manifestation affective, sans qu’aucune forme de certitude, de vertu, de courage, de vice ou de volonté, ne viennent le contraindre, ce qui ne serait qu’une pollution morbide. Cet affect, c’est le doute.
En cela, Douze hommes en colère, n’est pas un discours. Ce n’est pas un film polémique, ce n’est pas une œuvre d’art maîtresse de sa propre beauté, ou de sa propre intégrité artistique, qui en ferait un phénomène intemporel. Justement, le huis-clos de Sydney Lumet sortit en 1957, est un opéra de la psyché, peignant une époque où la morale, soi-disant instrument de la maîtrise de son être, commençait à montrer des signes d’inquiétudes ; sa consumation corporelle et psychique avec l’instrument de la maîtrise du monde : une nature étrangère à la raison morale, pratique, et que seule cette dernière pouvait amener à sa propre maîtrise. Car il suffit bien, non pas d’un instant, mais d’une saisie de cette proximité entre la morale et la nature, entre la raison jusqu’alors déguisée, et l’imprévisibilité du doute. C’est donc le doute qui échappe au temps, c’est donc le doute qui se présente comme intemporel, et cette saisie remplaçant l’instant de doute tant redouté, est elle-même pure instantanéité. Car si le doute, une fois éprouvé donne l’impression d’avoir toujours existé au plus profonds des êtres, la manière de l’appréhender et de le rencontrer, elle, est d’une effrayante lourdeur psychologique, la question étant : aurons-nous le temps pour démontrer quelque chose qui, au fond de nous, donne cette impression de présence éternelle, ou plutôt aurais-je le temps de démontrer tout ce qui demeure au fond de moi, et que moi-même je ne connais point encore ?
Mais ce jeu de miroir, de chat et à la souris, entre morale et nature de « l’être moral », ne transparait pas tout de suite. Les premiers plans privilégient l’attaque psychologique. L’entrée dans le palais de Justice, est dominée par l’agressivité et la puissance des volumes de l’infrastructure. Puis, la plongé dans le huis-clos se transpose, lentement, surement, tel un étranger sous la forme d’une ombre, pénétrant dans cette maison, celle que Freud appela pour l’une des première fois, la psyché, cette maison, dont le propriétaire, n’est même pas maître à bord. La salle de délibération est cette maison apocalyptique, cette révélation d’une absolue absence de connaissance et de maîtrise de soi. Le doute est un acteur ponctuel, il s’invite sur les traits du jeu crépusculaire d’Henry Fonda. Celui-ci maitrise le regard de cet architecte effrayé et combatif, à la perfection. Sa démarche à la fois frêle et pleine d’assurance, exposent chacun de ses « adversaires » à cette saisie douteuse du jeu de miroir entre l’Ethos et la Phusis. Son regard scrute les yeux de tous, comme s’il voulait passer derrière, et leur proposer cet effroyable autre point de vue. Car la force du personnage principal n’est pas sa volonté acharnée de démonstration, mais son authentique mise à nue, sa poignante exhibition de lui-même pour prouver qu’il y a peut-être autre chose derrière tous ces regards. Ce que craint donc la société contemporaine, contrairement aux sociétés dites traditionnels et modernes, « renaissantes », ce n’est pas l’autre, car cela la raison est maintenant capable de l’appréhender comme elle-même, doué de cette raison. Ce que craint le contemporain, c’est l’autre chose. Cet autre chose que l’histoire semblait pourtant avoir vaincu, enterré, considéré comme un soupçon du passé, un protagoniste ayant échappé aux marques du progrès, progrès qui ne s’en tient, « qu’aux faits ». L’autre chose n’est donc pas la certitude de notre immanence, l’autre chose, c’est qu’il y a peut-être une autre possibilité dans le fait qui s’est produit. Le temps qui passe devient alors, le témoin de la honte, celle qui se manifeste lorsque la démission semble inévitable, lorsque l’abandon apparaît comme le seul moyen d’échapper à cette infernal confrontation avec nous-même, avec l’approfondissement de nous-mêmes. Jamais au cinéma, il n’aura été aussi poignant de voir des hommes changés d’avis. L’image noir et blanc est une somptueuse calligraphie de cette psyché humaine. Déchirée entre le doute éternel et la temporalité du jeu de l’action. La lumière devient poisseuse, s’engraissant de la sueur et de la peau écrasée par la chaleur et le confinement. La mise en scène est implacable, et ne laisse aucun répit psychologique aux protagonistes attablés. L’objectif de Lumet se déplace telle une forme insondable, faisant de tours de table comme si elle suivait la géométrie d’un losange ou d’une rosasse. Telle une fleur, pourrions nous-mêmes dire. S’épanouissant et se refermant pour épouser la musique psychique des jurés, pour les torturer sans aucune prévisibilité. Reproduisant le jeu de miroir. La dernière prise de vue est formelle : l’homme n’est jamais seule, il est toujours surplombé ; par la colonne d’un édifice dont le pouvoir qu’il représente peut déterminer le sort de votre existence en quelque seconde, où bien par la lumière du jour, découlant comme un sablier, le temps qu’il vous reste pour entrer au plus profond de vous-même. Ce genre d’expérience, ce sont les rares instants où un être humain peut saisir cette opportunité, et s’il est toujours surplombé par la prose froide et austère du temps qui passe et vous écrase, il peut être au moins certain d’une seule chose : le doute au fond de lui-même ; existera toujours, l’empêchant de voir au plus lointain horizon, la certitude de son malheur ou de son bonheur.
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