Mon compte
    Dans le panier de la Rédac' : "The Corner"

    Extraordinaire récit d'investigation écrit par David Simon et Ed Burns en 1997, "The Corner" vient d'être publié en français aux Editions Florent Massot. Véritable plongée dans la réalité de Baltimore Ouest, quartier ghetto vivant totalement sous l'emprise de la drogue, ce récit maîtrisé a ensuite donné lieu à la minisérie "The Corner" avant d'inspirer l'une des séries les plus somptueuses de ces dernières années, "The Wire".

    Les corners... Ceux qui se sont abreuvés des cinq saisons de The Wire les connaissent bien. Ils ont aimé arpenter ces bouts de rues, ces recoins, ces carrefours tenus par tel ou tel dealer. Ils ont eu peur pour Michael, ils se sont attachés à Bodie, ils ont aimé voir Omar s'y infiltrer avant de tout braquer. A un moment donné, ils se sont aussi demandé, à juste titre, à quel moment la fiction rejoignait la réalité... Pour le comprendre, il faut remonter quelques années plus tôt. Car, avant de créer cette fantastique fresque glaçante qu'est The Wire, David Simon et Ed Burns étaient respectivement journaliste pour le Baltimore Sun et détective de la police de Baltimore. De par leurs expériences, ils ont eu accès à tous les rouages de la ville et à ses mécanismes déglingués et, ensemble, ont décidé d’aller encore plus loin en empoignant le quotidien des rues de Baltimore Ouest. Durant trois ans, ils ont enquêté, récolté des informations et suivi les réguliers du quartier puis en ont tiré un ouvrage intitulé "The Corner : Enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert", qui a donné lieu en 2000 à la minisérie de HBO, The Corner. Sorti en 1997 aux Etats-Unis, ce travail d'investigation journalistique vient enfin d'être publié en France, aux Editions Florent Massot, en deux volumes, le second devant sortir dans quelques mois.

    Poignant et brutal, "The Corner" mélange habilement du pur récit à une rétrospective historique éclairant l'état actuel du corner. Le tout sans concession. Car, ici, tout est dur, froid et véridique. Les évènements relatés se déroulent durant l'année 1993, dans le corner qui marque l'intersection de Fayette et Monroe. Les personnages sont des hommes et des femmes ayant réellement évolué et traîné leur âme en peine dans Fayette Street, tous liés par le commerce de la drogue. Un endroit sans foi ni loi où l’on croise des coursiers, des dealers, des rabatteurs, des guetteurs, des braqueurs et bien évidemment des addicts, ceux que Burns et Simon nomment les zombies... Des êtres qui avancent dans le brouillard et programment jour après jour leur défonce en imaginant combines et autres larcins, tout en obéissant à des commandements : "Retourne dans le corner et défonce-toi. Et ensuite, recommence. Parce que la prochaine fois, ou celle d'après, ce sera la bonne, la vraie, celle qui justifie toute foi. Dix, vingt ou trente ans de dépendance, peu importe. Tout zombie essaie de recréer le premier flash d'héro ou de coke, celui qui lui a dit que c'était ce qu'il voulait faire dans la vie."

    Dans ce monde où le désir, l'eldorado et l'attente sont l'essence même de la vie, quelques figures se détachent et nous sont racontées. Entre Fat Curt, l'oracle déchu aux membres gonflés, Rita l'ancienne beauté devenue meilleure shooteuse du corner, Ronnie la kamikaze, Blue qui tient la salle de shoot ou encore la courageuse Miss Ella qui gère le centre de loisirs, la narration fait se croiser plusieurs destins désenchantés. Mais, ces chemins brisés nous ramènent toujours au point central : l'histoire de la famille McCullough dont les membres évoluent à distance les uns des autres. Gary, le père fragile et rêveur qui s’est lui-même arraché à une brillante destinée, Fran la mère junkie dure mais responsable et, enfin, DeAndre, l'ado de 15 ans qui commence à dealer et pour qui "tout est si putain de facile"... Avec ses Nikes montantes derniers cri, son insolence et sa témérité, DeAndre se prend pour un homme. Il "ne fléchit pas, il ne pardonne pas et il n'oublie jamais. Dans une salle de classe, il brandit le drapeau du sabotage et de l'insolence. C'est un insoumis." Fils de deux junkies, il mène son existence au jour le jour, conscient tout de même qu'à un moment donné, il faudra qu'il cesse d'osciller entre deux mondes...

    The Corner nous raconte leur histoire et nous ramène loin, parfois jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Le livre nous raconte les mouvements migratoires vers les grandes villes, "l'exode des Noirs du Sud Rural", l’arrivée de la cocaïne, les codes d’honneur des anciens dealers, la lente déliquescence des quartiers… jusqu’à nous replonger dans le présent, en plein dans le corner : "Aujourd'hui, dans Fayette Street, le monde du corner est tout ce qui reste pour servir la vérité et le pouvoir, l'argent et le sens. Le corner donne la vie et la retire. Il donne la mesure de l'homme en même temps qu'il se joue de lui. Il nourrit et dévore les masses dans le même mouvement. Au cœur du néant, le corner est tout." Autant que n’importe quel autre acteur du livre, le corner est un véritable personnage à part entière, une matière "organique". Il vit, se retrouve personnifié dans l’esprit de tous et donne même naissance à de nouveaux prophètes que sont les dealers et autres zombies. Plongés au cœur de ce monde d’exclus où chacun a fait un choix, dans cet univers où l’on vit en autarcie et où les interventions de la police sont vaines, Ed Burns et David Simon ne jugent pas. Ils regardent les témoins de leur histoire, les racontent et leur donnent la parole, éclairant petit à petit leur existence et la conscience âpre et dure qu’ils en ont. Au final, une terrible question finit par surgir : qui pourrait assurer ne jamais se laisser happer par la spirale du corner ?

    Raphaëlle Raux-Moreau

    FBwhatsapp facebook Tweet
    Commentaires
    Back to Top