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    Portrait de la jeune fille en feu : c'est quoi le "female gaze" au cinéma ?

    "Portrait de la jeune fille en feu", qui enflamme les salles de cinéma depuis le 18 septembre, est un véritable manifeste du "female gaze". Mais au fait, c'est quoi le "female gaze" au cinéma ?

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    A la faveur des débats récents agitant le monde du cinéma autour des questions de harcèlement et de discrimination, et du vaste sujet de la place des femmes dans le cinéma faisant suite à l'émergence du mouvement #MeToo, l'expression "female gaze" - qui signifie littéralement "regard féminin", en opposition au "male gaze", le "regard masculin" - a été employée plus que de raison. A l'occasion de la sortie du magnifique Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, prix du scénario au dernier Festival de Cannes, en salle depuis le 18 septembre, on l'a vue resurgir.

    D'ailleurs, la cinéaste elle-même l'a évoquée dans de nombreuses interviews, donnant à réfléchir sur les véritables enjeux contenus dans ces deux locutions, male gaze et female gaze. Au-delà de leur traduction littérale, qui donne une idée assez précise de quoi il retourne, ce qui est intéressant et fondamental, c'est d'interroger le poids et l'influence de ces regards, que l'on oppose, dans l'histoire du cinéma. 

    D'abord, qu'est-ce que cela recouvre ? Dans le cas du male gaze : l'essentiel de la production cinématographique. Adèle Haenel, qui livre une prestation remarquable dans le film dans le rôle d'Héloïse, une jeune femme qui, en 1770, quitte le couvent pour embrasser le destin de sa soeur qui vient de mourir et épouser l'homme auquel elle était promise, l'explique très bien au micro de France Inter : "Le regard masculin a été associé à un regard neutre pendant très longtemps, car l'immense majorité des films est produite par des hommes qui regardent des femmes."

    Pour la comédienne, les termes de male gaze et la résurgence de leur utilisation permet de "recontextualiser le regard masculin", qui a "une origine et un rapport avec la domination masculine". "J'ai passé ma vie à aimer des films qui ne m'aimaient pas, qui me minoraient ou me méprisaient", confirme Céline Sciamma dans Sofilm. On pourrait schématiser ainsi : dans la plupart des films, l'homme est un sujet, la femme est un objet, de désir, de fantasme. En bref, le male gaze au cinéma est l'expression de la domination de l'homme sur la femme dans la société. 

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    Toutefois, attention, il ne s'agit pas de poser un jugement moral sur les cinéastes qui s'y adonnent allègrement, s'y abandonnant parfois même, comme c'est le cas par exemple pour Abdellatif Kechiche, dont le dernier film, Mektoub My Love : Intermezzo, a fait polémique en raison de la manière dont il y filmerait les femmes, leur corps et leur sexualité*. Revenant sur le Festival de Cannes, où étaient projetés leurs deux films, Céline Sciamma observe : "La critique française s'est retrouvée face à la question du male gaze et du female gaze, de ces enjeux autour du regard. Kechiche et moi-même faisons des films qui sont des formes de manifeste autour de ces questions."

    Elle met en garde : "L'essentiel, c'est de saisir ce qui se joue dans ces images et ce qu'elles racontent. (...) C'est passionnant, à condition là aussi d'être actif (...). Être moins dans le jugement de base et avoir le courage de questionner son regard - le nôtre et celui du cinéaste." Car, plus qu'un état de fait, le regard, féminin et masculin, crée du sens. Il dit quelque chose du cinéaste, du spectateur, de la société et plutôt que condamner, il faut interroger, à la lumière de notre époque et des questions de genre, qui occupent une place prépondérante dans les travaux universitaires et critiques, et qui se frayent timidement un chemin jusqu'à nous. 

    Au juste, dans le film de Céline Sciamma, comment se manifeste le female gaze en réponse au male gaze dominant ? "Dans mon film, les femmes sourient au bout d'une heure dix. Sinon elles sont concentrées, solitaires", commente la réalisatrice de Naissance des pieuvres et de Tomboy dans le magazine Sofilm. "J’adore ça ! Ce sont des images qui nous ont manqué, commente la réalisatrice de 40 ans. Des femmes concentrées, pas des femmes qui sourient au bout de dix secondes comme on en voit toujours au cinéma. Des femmes au travail", précise-t-elle dans Le Monde.

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    L'idée, somme toute assez simple, est rendre à la femme son statut de sujet. "Je voulais aussi montrer que ces représentations de femmes par des femmes nous avaient manqué (...) faire en sorte que l'histoire ne soit plus seulement racontée par le prisme masculin", confirme Sciamma dans Sofilm. "Dans Bande de filles par exemple, il y a bien sûr l'idée de faire de ces ados des héroïnes (...) des super-sujets, tandis que les hommes restent des objets. même chose dans Portrait de la jeune fille en feu, d'ailleurs il n'y a que deux hommes."

    "Le film ne dit pas 'Les hommes ne nous intéressent pas', il dit que là, on va s'intéresser vraiment aux femmes et ça pose l'enjeu de qu'est-ce que c'est qu'un homme dans le cadre", précise la cinéaste. Elle n'est bien sûr pas la première à s'atteler au problème, mais la sortie du film dans un contexte post-#MeToo et le militantisme de la réalisatrice facilitent la mise en lumière de son travail autour du female gaze et de la proposition cinématographique qui en découle. Adèle Haenel, qui connaît bien la réalisatrice qu'elle considère comme sa "partenaire de pensée", explique sur France Inter : "On propose un regard féminin qui n'est pas ontologiquement différent mais qui est hybride", expliquant qu'en tant que femme, "on fait l'expérience tous les jours" du patriarcat. 

    S'il est un endroit précis où s'illustre pleinement le female gaze dans le Portrait de la jeune fille en feu, c'est dans les scènes de sexe. Il y prend une importance particulière, car comme le souligne Adèle Haenel, "on a une représentation hyper stéréotypée de la sexualité au cinéma et la sexualité est au centre des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes. Et là, il s'agit d'une sexualité inventive". Sans trop en dévoiler pour ne rien divulgâcher, dans le film, le climax érotique entre Héloïse et Marianne (Noémie Merlant) a lieu au cours d'une scène étonnante, non dénuée d'humour, qui implique des doigts et une aisselle. Il y a aussi cette scène d'avortement, où Héloïse dit à Marianne de ne pas détourner le regard et ensuite lui demande de peindre ce qu'elle voit. "Ce sont des images dont on manque en tant que femmes. Je pense qu'on a besoin de ces images et qu'elles sont nouvelles", insiste Adèle Haenel. 

    Finalement, le female gaze au cinéma a toujours existé, de tout temps les réalisatrices ont cherché à rendre aux femmes leur place de sujet, à leur donner une existence et une importance égale à celle des hommes dans le cadre. Portrait de la jeune fille en feu, sorti dans un contexte où la parole des femmes, la représentation des femmes, les violences faites aux femmes, sont au centre de l'attention, en est un manifeste, Céline Sciamma en est une porte-parole et c'est ce qui en fait un film indispensable, au-delà de la finesse de son écriture, de sa charge émotionnelle et de sa beauté plastique indiscutable. 

    *Seuls les spectateurs cannois ont vu le film et il est probable qu'ils restent les seuls à le voir tel qu'il a été projeté à Cannes en mai 2019. 

    C'est quoi le female gaze ? La place des femmes (et de leur regard) à l'écran [PODCAST]

     

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