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    La Cravate : rencontre avec les réalisateurs du documentaire sur un militant d'extrême-droite
    Vincent Garnier
    Vincent Garnier
    -Rédacteur en chef
    Cinéphile omnivore, Vincent « Michel » Garnier se nourrit depuis de longues années de tous les cinémas, sans distinction de genres ou de styles. Aux côtés de Yoann « Michel » Sardet, il supervise la Rédac d’AlloCiné et traque les Faux Raccords.

    Documentaire atypique, "La Cravate" se concentre sur le destin d'un jeune militant d'extrême-droite. Un portrait humain mais sans concession, politique mais intime. Rencontre avec les réalisateurs, Mathias Théry et Etienne Chaillou.

    Nour Films

    Comment avez-vous fait la connaissance du acteur/personnage principal de La Cravate ?

    Étienne Chaillou : L'envie de filmer des jeunes politiques est née pendant les tournages à l’Assemblée nationale pour notre film précédent La Sociologue et l'ourson. Nous croisions au café de l'Assemblée des jeunes de vingt ans, habillés en costard, parlant déjà comme des vieux routiers de la politique, et ils nous intriguaient. Mathias a ensuite réalisé un film documentaire télévisé pour une collection que je dirigeais, sur des jeunes politisés ou non qui votent pour la première fois. Il a rencontré Bastien à cette occasion.

    Mathias Théry : La montée de l’extrême droite un peu partout dans le monde nous préoccupe. Pour préparer ce documentaire télévisé, j'ai téléphoné au Front National de la Jeunesse du Nord, et je leur ai dit que je voulais rencontrer des jeunes militants. Ils m'ont donné des contacts que j’ai vus un par un. À la première rencontre avec Bastien, nous l'avons trouvé d'aspect un peu caricatural, en blouson de cuir et cheveux ras, et complètement fasciné par Marine Le Pen, dont il avait même un portrait affiché au-dessus de son lit. Mais il se montrait très curieux. C'était un jeune qui cherchait à discuter avec des gens qui ne pensent pas comme lui. Il nous disait aussi que sa famille n'était pas politisée, que très peu de ses amis partageaient ses opinions, que certains étaient de gauche, et qu'il était entré au parti par lui-même. Comment s’était-il retrouvé au FN ? C'était un mystère pour nous. Un mystère que nous avons mis deux ans à comprendre.

    Le persuader a-t-il été compliqué ?

    MT : Non, une relation était née autour de la caméra lors du tournage du film court pour la télévision, une forme de confiance. À la fin de ce tournage Bastien s’est vu grimper dans la hiérarchie du FN, nous lui avons alors proposé de continuer à le suivre le temps de l’élection présidentielle mais pour un film de cinéma, plus personnel, plus intime. Je pense qu’il était touché qu’on s’intéresse à lui et y voyait une opportunité. Mais sa motivation a évolué au fil de la fabrication du film qui a été longue. Il avait d’abord un intérêt politique, il voulait promouvoir ses idées, puis le temps passant l’enjeu est devenu tout autre : s’est présentée à lui l’occasion de raconter enfin son histoire.

    Il y a un mélange de maturité, de cruauté et d'innocence chez lui. Il y a du Lacombe Lucien. On pense aussi à Alexandre Benalla. Vous aviez ces références en tête ?

    MT : L’affaire Benalla n’avait pas encore éclatée au moment du tournage. Bastien a une histoire saisissante et bien sûr nous avons pensé à Lacombe Lucien tout en identifiant des différences avec le personnage de Louis Malle. Dans les deux films on découvre comment un enchaînement de circonstances peuvent amener quelqu’un à s’investir dans une action politique et enfiler le costume, on voit aussi comment un parti peut offrir du pouvoir, une émancipation à une personne qui veut voir sa vie changer. Mais Lacombe Lucien s’épanouit dans la cruauté de la gestapo française, ça n’est pas du tout la trajectoire de Bastien qui ne semble pas aller vers plus de violence.

    EC : Ces deux garçons sont des personnages qu’on n’a pas forcément envie de voir sur un écran de cinéma. Ce sont des profils complexes, qui rebutent souvent. On craint l’empathie qu’ils peuvent dégager. Mais l’énorme différence qu’il faut rappeler, c’est que Louis Malle a filmé une histoire de fiction installée dans le passé, même si c’était un passé encore très sensible, alors que nous avons filmé un personnage réel et sans connaître la suite des événements. On ne savait pas et on ne sait toujours pas ce qu’il deviendra. Le film peut d’ailleurs jouer un rôle dans la suite de son parcours.

    La grande trouvaille de La Cravate est son dispositif. Comment avez-vous eu l'idée ? Cette forme littéraire s'est-elle imposée d'emblée ?

    MT : Il y a principalement deux idées : d’abord écrire une voix off très littéraire puis lui soumettre ce texte devant la caméra.

    EC : L’envie d’écrire une voix off avec un ton romanesque est venue très tôt, d’une intuition que pour ce film, les tournages en immersions ne suffiraient pas, qu’il faudrait utiliser le mot pour pouvoir explorer le personnage avec précision. Nous étions partis avec des modèles en tête, Flaubert, Balzac. Le passé simple nous a plu très vite parce qu’il donnait aux images une couleur d'archives.

    MT : Oui, le passé simple ajoute de la distance. Il permet de suivre la trajectoire d'un jeune homme en 2017 comme si on l’observait cinquante ans plus tard, avec un regard plus clairvoyant que celui que l’on porte sur l’actualité. Le roman permet de centrer l’attention sur un personnage, lequel nous permet d’entrer dans un milieu. Nous avons décidé que ce serait le destin de Bastien qui nous donnerait des clés de compréhension du parti d’extrême droite et non l’inverse. Cela a déterminé notre manière de filmer : il fallait s’emparer du langage de la fiction et, bien que nous filmions en immersion, rester calme dans la cohue, poser des cadres larges destinés au grand écran, éviter la caméra à l’épaule, penser comme pour un livre d’images ou un roman photo en accumulant les plans et les détails nécessaires à un récit de cinéma muet.

    EC : Nous avons écrit le texte en nous appuyant sur les entretiens audio, sur les conversations off que nous avions eues avec lui pendant les tournages, ou en racontant des moments filmés qui ont disparu du montage. Le propos est toujours issu d'une récolte documentaire, hormis quelques déductions. Nous sommes capables de tout justifier. L'idée de lui montrer le texte est arrivée rapidement ensuite quand nous avons compris que nous ne pouvions pas nous passer de sa validation pour que le texte soit crédible.

    MT : Dans le film, nous ne débattons pas des idées ou du programme comme sur un plateau de télévision, mais nous discutons d’un objet : « Que penses-tu de ce texte ? Sommes-nous dans le vrai ? Assumes-tu que ceci soit raconté ? Quel effet cela te fait-il ? ». Nous avons fait le pari qu’en étant honnêtes avec lui, en le laissant commenter, et même contrôler ce que nous disions de lui, nous irions beaucoup plus loin. Et c’est ce qui est arrivé, bien au-delà de tout ce que l’on avait imaginé au départ...

    La distance avec votre personnage est idéale. À aucun moment il ne peut croire que vous approuvez des actes, mais vous n'êtes jamais dans le jugement.

    MT : Prendre notre temps, travailler de longs mois voire plusieurs années permet de trouver la distance qui nous semble juste.

    EC : Le choix de se mettre dans la peau de l’écrivain plutôt que de l’opposant permet une distance froide mais nous avons senti qu’il fallait faire évoluer cette posture. La sincérité dont fait preuve Bastien nous pousse à sortir du rôle strict de l’écrivain, à débattre, à aller vers plus de transparence, une transparence qui n’est pas toujours à notre avantage mais qui nous semble nécessaire. Vous montrez un monde très brutal et extrêmement hiérarchisé. Et votre personnage est constamment instrumentalisé et maltraité.

    EC : C’est ce que nous avons pu constater dans ce que le FN a bien voulu nous laisser voir. Bastien désire devenir quelqu’un, il remet une part de son destin au parti mais ce parti est opaque et contrôle ses militants de très près.

    MT : Bastien est tantôt victime tantôt maître du mécanisme. Plus parfois il subit la violence, parfois il l’exerce. On peut penser que l’un nourrit l’autre. La violence naît souvent d’une blessure. Est-ce que la blessure et la souffrance excusent la violence ? C’est une question que pose le film. La rue et la violence ne sont jamais très loin. Vous captez cette porosité entre le monde idéal des discours et la réalité crue.

    Vous captez aussi le plafond de verre, celui que ne franchiront jamais des militants comme votre personnage.

    EC : C’est un film sur la « dédiabolisation », pour reprendre un terme du FN, nous sommes au cœur d’une équipe qui travaille à adoucir son image violente.

    MT : La relation de Bastien à la « dédiabolisation » est très intéressante : il espère que cette entreprise va le rendre respectable, qu’en enfilant la cravate, il va entrer dans la communauté des politiciens ordinaires, et laver son passé. Mais ça n’est qu’un jeu d’apparences qui ne rend pas les gens meilleurs, et cette même « dédiabolisation » va devenir un obstacle pour lui.

    La bande-annonce de La Cravate :

     

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