Tous ceux qui ont vu le premier film de Steve McQueen, "Hunger", étaient en droit de penser que confirmer son talent dans son prochain film serait une tâche difficile. "Hunger" était déjà impeccable. Avec "Shame", Steve McQueen ne fait pas que rassurer, il transcende son cinéma et livre là un film encore plus maitrisé, encore plus beau, encore plus fort. On ne change pas une équipe qui gagne, McQueen reprend son acteur fétiche, le monstrueux Michael Fassbender. L’œuvre s'ouvre sur un premier plan fixe subjuguant, montrant en plongée l'acteur nu sous des draps d'un bleu étincelant. Sa main est proche de son sexe, il est figé, le regard fixe, puis comme s'il revenait à la vie, détourne le regard et se lève pour ouvrir les stores. Le lit est illuminé. Le titre apparait doucement: SHAME. Cette première séquence, simple, forte de signification, hypnotise déjà le spectateur. Vient ensuite la séquence qui nous livre intimement le quotidien de Brandon, dont le nom n'est pas sans rappeler un autre obsédé sexuel, Marlon Brando, dans "Le Dernier Tango à Paris". Brandon se lève, passe de la chambre au salon et écoute ses messages deux fois. Deux fois la même scène, à la différence près que la caméra est rapprochée lors du deuxième plan. Deux fois le même plan, est-ce le même jour ? Le montage brouille les pistes, la séquence est entrecoupée par des visions du métro, par une séance avec une prostituée, chez lui. Dans le métro, il a repéré une jolie jeune femme, il la suit, puis la perd. La séquence est sublime. Magnifiée par la musique au thème dramatique, d'une efficacité remarquable. Le montage son est aussi de très grande qualité. Au delà de la beauté, de la pureté du cadre, des éléments sonores apportent une ambiance unique. Le tic tac de l'appartement, tel un rythme cardiaque, quelques cris de jouissance féminins lorsqu'on voit la jeune femme du métro sourire. Une première séquence inoubliable, rompue intelligemment par cette phrase "Tu es répugnant". Phrase dite par son patron, qui n'était pas adressée à Brandon mais qui faisait partie d'un discours, et pourtant, là commence la honte que Brandon éprouve jusqu'à la fin. De cette honte vient sa descente aux enfers. Brandon est malade, addict au sexe. Il enchaine les plans d'un soir, "baise" à la volée contre un mur une fille rencontrée dans un bar, a des relations sexuelles tarifées et une collection de revues pornographique et un historique web bien rempli. Brandon le cache, jusqu'à ce que sa sœur fasse irruption dans sa vie, et sa vie privée. Au début, McQueen filme sur trépied, offre un cadre qui ne bouge pas. L'entrée de Sissy, la sœur de Brandon perturbe la vie de son frère et le cadre. La caméra est alors tenue à l'épaule. Choix puissant. En effet, cette pauvre fille paumée crée le déséquilibre dans la vie de Brandon. La première fois qu'il la voit, elle est nue sous la douche. Premier malaise face à un corps dont il ne peut pas profiter. Elle le surprend à son tour, en train de se masturber dans la salle de bains. Évènement dramatique pour Brandon. Il devient paranoïaque, ne peut plus se cacher, s'en prend à sa sœur. Le dernier malaise intervient dans son incapacité à aimer, à avoir des sentiments. Lorsqu'il sort avec Marianne, collègue de bureau, il n'ose rien, il est gêné. Lorsqu'ils passent à l'acte de chair, il est impuissant. Impuissant face aux sentiments, face aux volontés de cette femme. Et il n'hésite pas à prendre du bon temps avec une prostituée juste derrière, scène qui survient par un formidable jump cut, artifice qui n'aura jamais aussi bien porté ce nom ! Un mot sur la séquence du restaurant, long plan séquence remarquable, drôle, mais aussi révélateur. Ce plan intervient au milieu du film, est joue le rôle de contre poids. On apprend la morale de Brandon, incapable de se faire à l'idée de se marier, de rester avec une seule femme, la longueur du plan renforce l'idée de malaise. Brandon ne fait que semblant. McQueen utilise beaucoup de plans séquences, et c'est un véritable plaisir. Les images ne sont jamais hachées, sauf à un seul passage, lors de la très belle scène où Brandon se débarrasse de tous ses exemplaires de revues et de films pornographiques, et de son ordinateur, montage nerveux, courtes images, bruits sourds. Le plan séquence du jogging, avec cette douce musique de Bach est là encore hypnotisant, lorsque Sissy chante New York New York façon Blues, grand moment émotion d'une sensualité troublante. Et que dire de l'incroyable, la provocante fin, où Brandon pète totalement les plombs jusqu'à aller dans une boite gay après s'être fait tabassé par un gars parce qu'il avait touché sa copine... Esthétique sublime, montage similaire à celui de la première séquence. Fin mélodramatique remarquablement maitrisée contre toute attente et dernier plan qui boucle la boucle d'un film à la construction parfaite, à l'esthétique hypnotisante et au scénario lumineux. "Shame" est le chef d’œuvre de ces dernières années, un vrai pur moment de cinéma.