Elena, une femme russe d'une soixantaine d'années, se lève le matin dans son grand et luxueux appartement, se dirige vers une autre chambre où elle réveille son mari, Vladimir. Elle prépare le petit-déjeuner, les deux époux se saluent cordialement mais sans tendresse. Nous voyons ces images pour la première fois, et nous comprenons néanmoins que cette scène se répète tous les matins depuis un certain temps. Les dialogues, courts et concis, nous exposent la situation : remariés ensemble, il est riche, elle vient d'un milieu plus modeste. Lui n'a presque plus de nouvelles de sa fille ; elle, veut le convaincre de payer les études de son petit-fils, Sacha. Il est réticent : ce n'est pas sa famille.
L'introduction de “Elena”, avec sa lenteur assumée et son économie de paroles, présente les deux personnages principaux de manière magistrale. Au bout de dix minutes, on sait déjà tout d'eux, et les précisions ultérieures sur leur rencontre ne nous apprennent finalement rien de plus : ils s'aiment bien, mais une lutte des classes sourde et même peut-être inconsciente les empêche de former un couple véritablement harmonieux.
Ils ne s'en rendent compte que lorsque Vladimir est victime d'un infarctus : sentant la mort venir, il prévoit de léguer la majeure partie de sa fortune à sa fille plutôt qu'à des prolétaires dont il refuse même d'entendre parler ; Elena, autant par réflexe d'ancienne pauvre que par pur instinct maternel, décide de précipiter un peu les choses avant qu'il ait le temps de retoucher son testament.
Aussi glaçant qu'il soit rendu à l'écran, le concept de
“meurtre au Viagra”
peut naturellement faire sourire sur le papier : il traduit effectivement le cynisme d'Andreï Zviaguintsev, qui rejette autant l'égoïsme des riches s'accrochant à leur fortune que la vulgarité et l'inculture des pauvres. Le film montre ainsi l'impossibilité d'une communication entre ces deux mondes :
la fille de Vladimir a beau mener une vie de débauche, elle ne crache pas sur l'argent de son père ; Sergueï, le fils d'Elena, une fois installé dans l'appartement cossu de sa mère, fait exactement la même chose qu'auparavant : manger des cacahuètes, boire des bières et regarder la télé ; Elena tue son riche époux pour venir en aide à son fils pauvre ; et enfin, le petit-fils d'Elena, dont les potentielles études ont motivé l'acte de sa grand-mère, préfère de toute évidence se battre au pied d'une centrale nucléaire que de tenter de grimper dans l'échelle sociale.
S'il est évident que Zviaguintsev s'accomode dans un premier temps de la théorie marxiste, il s'en affranchit donc par le mépris qu'il éprouve envers ses personnages : ainsi
Vladimir est victime d'une crise cardiaque alors qu'il convoite une jeune femme à un club de fitness. Sa fille et le fils d'Elena ne veulent que de l'argent. Sacha ne veut rien d'autre que traîner dans la rue avec ses potes. Il ne reste guère que la figure de la mère qui puisse améliorer les choses, mais celle de Sacha ne peut rien tirer ni de son fils ni de son époux. Quant à Elena, seul personnage doté d'un soupçon de bonne volonté, c'est finalement elle qui commet l'acte le plus abject, en se transformant en meurtrière lorsque la conciliation échoue.
Malgré la réussite formelle du film et l'agréable preuve apportée par le cinéaste que l'on peut encore faire durer des plans plusieurs minutes, aussi bien en plans fixes qu'avec des travellings et des panoramiques d'une grande fluidité, la défiance de Zviaguintsev à l'égard de l'ensemble de la société russe fait pencher “Elena” vers une mistanthropie un peu trop facile.