Le film de Carrère diffère un peu du livre dont il est issu, pour autant que je me souvienne de ma lecture du "Quai de Ouistreham" d'Aubenas, qui remonte à un moment. Car le cinéaste aborde deux thématiques : rendre compte, comme Aubenas, des dérives de l'économie capitaliste concurrentielle qui broie les derniers de cordée d'une part, mais aussi poser, d'autre part, le problème du bien-fondé de la démarche d'immersion d'une l'écrivaine journaliste dans un prolétariat qu'elle veut chercher à comprendre en vivant son quotidien, en "jouant le jeu" de la précarité sans recourir à son propre réseau, en cherchant à ressentir avant d'écrire, et par là gagner en vérité.
Pour incarner cette écrivaine Binoche n'en fait pas trop, elle est plutôt convaincante
Pour ce qui est du compte-rendu sur la réalité sociale des forçats du ménage, le choix des acteurs et actrices non-professionnels qui vivent à l'écran leur propre rôle est un plus. Tous sont convaincants, certains sont même bluffants de naturel et il faut saluer Hélène Lambert, au moins aussi percutante que Binoche.
Très crédible quand elle s'abandonne à l'amitié qui s'installe peu à peu entre elle et la nouvelle dont elle ignore que c'est une... enquêtrice, elle incarne avec une poignante sobriété la révolte, quand elle découvre le vrai statut social de Binoche/Winckler, l'écrivaine en imposture à qui elle balance "tu n'es pas une vraie personne... dégage !".
Le problème pour moi, c'est que l'impact émotionnel que prend cette rupture, dans l'esprit du spectateur empathique, en fin de film, nuit à celui que prend la dénonciation des conditions de vie, ce quotidien harassant qu'endurent les travailleurs jour après jour sans compensation valorisante d'aucune sorte !
On ne peut s'empêcher de penser à K.Loach pour la générosité du propos, mais se demander si Carrère ne s'est pas fourvoyé un peu en cherchant à faire mouche sur deux cibles en même temps.
A moins qu'il n'ait voulu terminer par le constat désespérant d'une barrière infranchissable entre les classes sociales ?
En tous cas le film remue un peu les tripes !