Depuis "A bout de souffle", Godard filme à un rythme soutenu. En cinq ans, dix longs métrages sont nés de l'imagination féconde mais relativement opaque du réalisateur qui dans l'intervalle s'est trouvé une muse avec Anna Karina qui tourne sous sa direction la moitié de ces dix films. A l'aube du tournage de "Pierrot le fou", leur histoire d'amour s'achève dans la douleur et le succès critique et commercial des films de Godard est très relatif. Empruntant à tous les genres, il leur impose une narration erratique qui s'apparente plus au collage d'impressions parfois assez opportuniste qu'à une fluidité narrative destinée à emmener le spectateur d'un endroit à un autre. Autre paradoxe alors qu'il revendique l'originalité à tout crin pour se démarquer du cinéma de "qualité française" qu'il a tant vilipendé pour son conformisme dans les "Cahiers du Cinéma", il truffe ses films de références filmiques (Belmondo imitant les mimiques de Bogart, les affiches de classiques hollywoodiens, les apparitions de Fritz Lang ou de Samuel Fuller) comme s'il avait sans arrêt besoin de la caution des grands maitres hollywoodiens pour légitimer des inventions stylistiques pas toujours heureuses ou du meilleur goût. Après l'expérience futuriste et dérangeante d' "Alphaville" qui a laissé le public de marbre malgré la présence au générique d'Eddie Constantine dans son rôle le plus célèbre, certes détourné, de Lemmy Caution, Godard souhaite porter à l'écran l'adaptation toute personnelle d'un roman noir de l'écrivain américain Lionel White, "Obession" (le démon de onze heures). Après un temps avoir envisagé Richard Burton et Sylvie Vartan pour former le couple vedette, il se rabat sur Jean-Paul Belmondo et Anna Karina qui contribueront à donner par la suite plus de résonnance à "Pierrot le fou" au sein de la filmographie de Godard. En effet, une des lectures évidentes du film est l'ultime déclaration d'amour de Jean-Luc Godard à sa muse qui est train de le quitter. Belmondo dans un rôle à facettes s'identifie donc au réalisateur lors des nombreuses scènes où Ferdinand Griffon dit "Pierrot" échange et se dispute avec Marianne Renoir (Anna Karina) sur leur conception de la vie et de l'amour. Le constat est amer, chacun identifié par une couleur qui le symbolise (le bleu pour Ferdinand, le rouge pour Marianne) regarde désormais et peut-être depuis longtemps dans une direction opposée. A Marianne qui lui reproche : "Tu me parles avec des mots et moi, je te regarde avec des sentiments", Ferdinand lui répond : "Tu n’as jamais d’idée ! Rien que des sentiments". Le tout s'insère dans une intrigue complètement accessoire pour Godard qui a beau jeu de se réclamer de Lang ou de Fuller pour ensuite se moquer comme d'une guigne d'une rigueur narrative qui n'a jamais fait défaut à l'un comme à l'autre. On suit donc le couple reconstitué par hasard dans son périple sur les rives de la Méditerranée entrecoupé de citations lues par des voix atones, de flashs monochromes nous interpellant sur les enjeux tragiques d'un monde en ébullition et de dialogues répétés à l'envi comme Belmondo qui à chaque fois qu'Anna Karina le nomme Pierrot lui interjete : " Je m'appelle Ferdinand !" ou encore Anna Karina ânonnant comme un mantra : "Qu'est-ce que je peux faire ? J'sais pas quoi faire". Sur près de deux heures et en dépit d'une photographie remarquable de Raoul Coutard et de quelques rares scènes émouvantes comme celle où Belmondo croise le vrai iconoclaste qu'était Raymond Devos, "Pierrot le fou" qui n'a rien à voir l'ex-ennemi public des années 40 Pierre Loutrel, devient très vite lassant voire agaçant par la suffisance de son réalisateur qui, fils de très grands bourgeois considère peut-être que le cinéma n'a en aucune façon une vocation populaire. Avoir voulu la mort artistique des Delannoy , Autant-Lara et autres Jeanson , Aurenche ou Bost pour être incapable de se substituer en imposant une autre manière de s'adresser au plus large public, relève au mieux d'une étroitesse d'esprit coupable ou au pire d'une carence narrative que ne suffisent pas à masquer les nombreuses références que convoque le réalisateur à longueur de films. Godard dont les films à partir de "Pierrot le fou" ont suscité de moins en moins d'intérêt considérait peut-être qu'il était évident pour tout le monde qu'il était largement en mesure de réussir des films grand public qui n'auraient de toute façon pas été de son niveau. Nous le prouver au moins une fois en aurait constitué la preuve indubitable. Il est bon de rappeler que le réalisateur affichera toute sa vie des idées politiques prônant la défense des plus faibles au point d'avoir au sein de sa propre filmographie une période dite "Mao". Il n'est pas sûr que son art ait été mis efficacement au service de la cause qu'il entendait servir.