Quand il entame le tournage de « Red river » en juin 1946, Hawks sort d’une décennie de rêve où il a enchaîné les succès, montrant un éclectisme très prisé des studios (Columbia, RKO, Warner). Que ce soit dans le film de gangsters ou de détective (« Scarface » en 1932, « Le Grand sommeil » en 1946), le film de guerre patriotique (« Sergent York » en 1941), le film d’aventures (« Seuls les anges ont des ailes » en 1939, « Le port de l’angoisse » en 1944) ou la screwball comedy (« L’impossible Mr Bébé » en 1938, « La dame du vendredi » en 1940), tout ce qu’il touche se transforme en or. Alors à son apogée, le western sorti de la répétitive série B grâce à John Ford (« la chevauchée fantastique » 1939) n’entrait pas encore dans le champ de compétences du réalisateur dont la caméra n’était jamais réellement sortie des studios. L’expérience avortée (Hawks ne sera pas crédité au générique) sur le « Banni » n’étant pas à comptabiliser valablement, la page restait désespérément blanche. Très ami avec Borden Chase, le romancier-scénariste spécialiste de l’histoire de l’Ouest, il se lance en qualité de producteur associé (avec Charles K. Feldman) dans l’adaptation de son roman historique "The Chilsom Trail" inspiré de la grande migration du sud (Texas) vers le nord (Missouri) du bétail devenu trop nombreux suite à l'embrigadement massif des cowboys texans parmi les confédérés lors de la Guerre de Sécession. L'adaptation du livre par Chase lui-même sera assez vite abandonnée par Hawks en difficulté avec les remarques pointilleuses de l'auteur pour être confiée au jeune Charles Schnee qui écrira par la suite pour William Wellman ("Convoi de femmes"), Nicholas Ray ("les amants de la nuit") ou Vincente Minnelli ("Les ensorcelés"). Chase quant à lui aura une relation fructueuse avec Anthony Mann dont il scénarisera trois de ses chefs d'œuvre ("Winchester 73","Les affameurs", "Je suis un aventurier"). Transposé dans l'univers du western,
"La rivière rouge" n'est ni plus moins qu'une réplique de la mutinerie du "Bounty", immense succès de la MGM dans les années 1930 avec Clark Gable et Charles Laugthon (Frank Lloyd en 1935). Ted Dunson (John Wayne) cowboy rude, ambitieux et sans compassion pour les faiblesses d'autrui subira le même sort que le capitaine Bligh (Charles Laugthon) jeté à la mer pour avoir mené ses hommes à bout en dépit des avertissements répétés de son second, le lieutenant Fletcher (Clark Gable) ici représenté par Matthew Garth (Montgomery Clift), fils adoptif recueilli quatorze ans plus tôt par Dunson, pris de remord après avoir abandonné un convoi où se trouvait la femme qui l'aimait, jugée encombrante pour le destin qu'il s'était choisi
. Hawks réussit dès son premier essai dans le genre un coup de maîitre, mariant parfaitement tous les ingrédients d'un western réussi : affrontements virils, humour débridé, amour contrarié et grands espaces y ajoutant un aspect quasi documentaire à propos de la conduite d'un immense troupeau sur de longues distances. John Wayne dans le rôle du détestable Ted Dunson y dévoile un cynisme qu'on ne lui connaissait pas et que Ford reprendra à son compte dans "La prisonnière du désert" (1956). Cynisme du personnage qui avait fait renoncer au projet, Gary Cooper, acteur fétiche de Hawks. Avec le recul, on comprend vraiment mal la volonté de certains de dénier à Wayne le statut d'acteur. Montgomery Clift dont c'est le premier rôle à l'écran se sort admirablement de ce rôle imposant pour un jeune acteur devant tenir la dragée haute à un monument comme John Wayne, apportant un flegme de bon aloi lui évitant d'afficher une rivalité ridicule placée sur le domaine de la virilité. On appréciera la présence malicieuse de Walter Brennan dont Hawks utilise à merveille les facéties récurrentes autour de son dentier perdu au poker face à un indien faisant partie du convoi, devenu l'enjeu d'un marchandage drolatique. Enfin, la très jolie Joanne Dru au faux air de Jean Simmons remplit de manière très rafraichissante la courte et unique présence féminine au sein de ce film d'hommes. Avec ce western âpre et sans concessions, Howard Hawks dont le patronyme signifie "aigle" inscrit incontestablement son premier film dans les classiques du genre même s'il ne maitrise pas autant que John Ford les scènes de chevauchée, se permettant au passage une faute de goût assez incompréhensible en montrant Clift et deux de ses hommes en plan moyen visiblement sur des canassons articulés de studio. Seule petite bévue du film. Tout comme "Les révoltés du Bounty", "The red river" est un film à montrer dans toutes les écoles de management pour expliquer le meilleur moyen de se mettre toute une équipe à dos.