Après l’échec commercial de Sabotage, en 1936, Alfred Hitchcock revient à ses origines en réintégrant les studios britanniques de Gainsborough Pictures, près de dix ans après en être parti, mais travaille pour la première fois sans son producteur attitré depuis Les Cheveux d’or (1927), Michael Balcon.
A seulement 38 ans, celui que l’on n’appelle pas encore « le maitre du suspens » en est déjà à son 21ème long-métrage. Sur un ton plus léger et blagueur que ceux de ses précédentes productions, Hitchcock renoue avec un thème qui lui est cher, résumé d’ailleurs en deux mots dans le titre du film, celui du faux coupable contraint de prendre la fuite. Dans Jeune et Innocent (1937), le cinéaste entraine donc le spectateur dans un road movie à travers l’Angleterre, en suivant le voyage mouvementé et illicite de Robert Tisdall et Erica Burgoyne, dont cette dernière est, qui plus est, la fille du commissaire qui traque le couple. On retrouve ainsi plusieurs des ressorts propres aux codes hitchcockiens : le couple en cavale, la blonde élégante et la quête de l’innocence face à une accusation injuste. Mais en même temps qu’il emprunte à plusieurs de ses précédents films, Hitchcock laisse également préfigurer certains films à venir, notamment à travers la scène d’oiseaux inquiétants. Toutefois, il serait sage de nuancer cette hypothèse, car de là à dire que l’idée des Oiseaux existait déjà dans l’esprit d’Hitchcock, il n’y a qu’un pas de géant.
De plus, comme il l’a fait dans Les 39 Marches deux ans plus tôt (même s’il vaudrait mieux éviter de comparer les deux films ne pas faire pâlir Jeune et Innocent), Hitchcock offre un incipit énigmatique qui enclenche immédiatement le piège dans lequel le spectateur se fait prendre, au même titre que le personnage principal. Enfin, malgré l’engrenage dramatique dans lequel le couple se retrouve entrainé, l’atmosphère est très détendue, avec un humour parfois burlesque proche de celui de Chaplin. Il faut dire que le dandy en cavale ne semble pas très inquiet pour son sort lorsqu’on voit son humour à tout bout de champ, quitte à se mettre en danger. Quant au flegme britannique, il est très (trop) bien mis en valeur, notamment au cours d’une séquence festive dans une riche demeure anglaise. Précisons d’ailleurs que les distributeurs américains ont supprimé ce passage pour préserver le rythme, et sont même allés jusqu’à renommer le film afin de transmettre la place centrale de l’intrigue à Erica, interprétée par Nova Pilbeam. L’actrice n’en est pas à sa première collaboration avec Hithcock, puisqu’elle a joué le rôle de Betty dans L’Homme qui en savait trop (1934). Néanmoins, dans Jeune et Innocent, la blonde hitchcockienne se démarque des autres par une fébrilité exagérée et une bienveillance naturelle qui tranche avec le caractère de glace de ses consœurs. Finalement, le couple De Marney – Pilbeam est assez décevant, tant par l’image candide qu’il reflète que par les interprétations légères et frivoles du binôme.
En 1937, la période anglaise de la carrière d’Hitchcock est dans son crépuscule, et le départ du co-scénariste Charles Bennett pour les Etats-Unis approche un peu plus le cinéaste de l’autre côté de l’Atlantique. Les faiblesses de Jeune et Innocent s’expliquent peut-être par ce regard tourné vers le continent américain, mais également par les difficultés financières que rencontre Gainsborough Pictures durant cette période. Ces aléas entrainent même l’interruption du tournage pendant quelques jours, afin de procéder à un changement de plateau qui exaspère Hitchcock.
La multitude de décors soigneusement travaillés est l’une des qualités artistiques de ce long-métrage, de la grange isolée à la mine abandonnée, même si les miniatures et maquettes visibles lors de plusieurs plans à la gare sont un frein à la crédibilité et laissent planer un doute sur l’implication du cinéaste dans ce film. Où est-ce une manière d’insinuer que les personnages sont ses jouets ? L’autre qualité indéniable de Jeune et Innocent est technique, grâce à l’un des travellings les plus mémorables de sa filmographie. Tournée dans la salle de bal et aboutissant à la révélation du meurtrier, cette prouesse technique et scénaristique a nécessité deux jours de tournage et le réquisitionnement de la plus grande grue d’Angleterre sur une longueur de 40 mètres et pendant près d’une minute et trente secondes. Toujours soucieux du détail, Hitchcock entraine le spectateur vers le criminel au tic nerveux si particulier, un élément d’identification qui n’est pas sans faire penser la phalange manquante dans Les 39 Marches. Mais si le réalisateur fait preuve d’une grande ingéniosité au cours de cette scène finale, l’épilogue reste bâclé dans un dénouement surréaliste et invraisemblable,
le criminel perdant complètement ses moyens et hurlant son crime face à une foule désabusée.