Se prétendre cinéphile sans connaître les Kubrick est un non-sens. Je n'aime pas les non-sens, et je m'estime cinéphile. Pour éviter une faille spatio-temporelle potentiellement dévastatrice, je suis donc contraint de mettre les petits plats dans les grands et de découvrir, puisque jusque là je n'avais vu que Full Metal Jacket, en intégralité la contribution au septième art d'un de ses plus illustres représentants. On commence avec Fear and Desire (1953), essai renié, que dis-je, répudié par le maître, qui voyait probablement dans ses raccords lourdauds, ses plans parfois tâtonnants et sa philosophie un poil pompeuse une insulte à sa volonté de perfectionnisme. Pourtant, à 25 ans et avec un budget de quelques dizaines de milliers de biftons seulement, le moins qu'on puisse dire est qu'on aurait pu s'attendre à pire. Kubrick s'empare d'abord d'un thème qui l'inspirera à nouveau pour Paths of Glory et Full Metal Jacket ; la guerre et l'évolution d'un groupe de soldats. Son postulat de base est intelligent, permettant de se concentrer sur ses personnages sans allonger en durée le long-métrage ni même s'empêtrer dans des trames parasites. D'autant qu'il universalise le propos. Là où cette impersonnalité me gêne un peu, c'est quand elle débouche sur quelques réflexions maladroites et un peu ampoulées, amenées par une voix-off très Malickienne par moments. Photographe de métier, Kubrick m'a déjà enthousiasmé par sa maîtrise de l'éclairage, variant subtilement, et maintenant d'ailleurs une luminosité assez forte dans les phases nocturnes, donnant une impression de découvert. Certains plans témoignent d'un vrai sens du cadre, le problème étant ici que ces moments de grâce contrastent vraiment avec certaines séquences où, on le sent, Kubrick ne s'est pas tout à fait rôdé. Si on peut lui reprocher d'être un peu trop ambitieux, voire prétentieux, vis à vis des moyens à sa disposition, il est me semble t-il plus naturel d'apprécier Fear and Desire comme le brouillon d'un artiste qui, si brillant qu'il soit, n'aurait certes, pas pu réussir du premier coup. A mettre au musée, et non à la poubelle, sort qui aurait, dixit la légende, failli échoir à Fear and Desire après que Stanley Kubrick se soit mis en tête de détruire le négatif. Le filicide a fort heureusement été déjoué, et voilà qui permet, le temps de 62 minutes, d'assister à l'oeuvre fondatrice d'une des filmographies les plus impressionnantes du XXème siècle.