Cinq ans après son dernier western, L’Etrange incident, un long-métrage courageux et engagé contre la peine de mort et l’ignorance humaine, William A. Wellman renoue avec ce genre en réalisant La ville abandonnée, en 1948, un film au ton rude et impitoyable par rapport aux westerns antérieurs.
Toutefois, avec un thème et une atmosphère qui se rapprochent un peu du Trésor de la Sierra Madre, tourné quelques mois plus tôt, La ville abandonnée dénonce lui aussi les ravages de la cupidité sur un groupe d’aventuriers ou de bandits.
« Wild Bill » Wellman, comme aimaient à l’appeler ceux qui l’avaient côtoyé, est plus connu pour ses films de guerre et de gangsters. Wings (1927), le film que lui inspira sa propre expérience de pilote sur les as de l’aviation américaine durant la Grande Guerre, lui valut d’ailleurs l’Oscar du meilleur film, le seul jamais attribué à un film muet. Touche-à-tout, Wellman fit pourtant quelques incursions dans le western, un genre avec lequel son humanisme s’exprime librement. C’est le cas avec L’Etrange incident (1943), satire contre le lynchage et la ségrégation raciale vis-à-vis des Noirs en vigueur aux Etats-Unis, ainsi qu’avec Le Convoi de femmes (1951), où plusieurs femmes, souvent en marge de la société, traversent le pays pour obtenir une réhabilitation, en faisant preuve d’un grand courage et d’une puissante détermination. Bien que Wellman ait eu une réputation de machiste (il se livrait sans cesse à des blagues sexuelles sur ses tournages), cela ne l’empêcha pas, tout au long de sa carrière, de donner aux femmes de vrais rôles d’envergure. N’oublions pas non plus Buffalo Bill (1944), où Wellman est le premier à réhabiliter les Indiens et à leur donner la parole.
Et logiquement, La ville abandonnée ne brise pas cette tradition humaniste, en dressant le portrait d’un personnage féminin particulièrement moderne pour les années 1940. Là où le film déploie des motifs alors rarement explorés, ceux d’une Amérique crasse où la convoitise mine les rapports humains, les femmes et les vieillards y font preuve de plus de courage que les cow-boys et mercenaires. À contre-pied des figures viriles du western, Wellman réalise donc un très beau portrait de femme à travers Constance Micheline, cow-girl qui monte à cheval et traite les hommes par le canon de son fusil.
La modernité de ce western atypique s’exprime également dans sa photographie, dirigée par Joseph MacDonald, déjà à l’œuvre dans La Poursuite infernale, de John Ford, deux ans plus tôt. Ainsi, le plan en caméra subjective sur Gregory Peck vu de l’intérieur du fusil tenu par Anne Baxter est une innovation pour l’époque. Ce plan inspire sans doute à Fuller le même cadrage dans Les Quarante Tueurs (1950) De plus, le combat final hors champ est très audacieux mais parfaitement réussi, offrant un suspens insoutenable quant à l’issue de l’assaut. Enfin, notons la chorégraphie maitrisée des scènes de duels dans la montagne, ainsi que les clairs obscurs du désert de sel la nuit.
Adapté d’un roman de W.R. Burnett, nommé à l’Oscar du meilleur scénario original pour La Sentinelle du Pacifique, cinq ans plus tôt, le scénario de La ville abandonnée est de Lamar Trotti, également scénariste de L’Étrange incident et producteur principal de ce nouveau western. En s’inspirant aussi de l’intrigue resserrée de La Tempête, pièce de théâtre de Shakespeare, Trotti signe ici un script noir, resserré et d’une grande intensité auquel la Writers Guild of America décerne le prix du meilleur scénario de western l’année de sa sortie.
Le scénariste ébauche des scènes d’une rare violence pour l’époque, comme celle au cours de laquelle Gregory Peck envoie un rude coup de pied au visage de John Russell avant quasiment de le noyer. Scène étonnante tellement elle est nerveuse avant de s’éterniser plus que de coutume dans l’asphyxiante tentative de noyade. Dans un autre style, les deux moments "d’intimité" entre Gregory Peck et Anne Baxter procurent une sensation de tension sexuelle intense.
Toutes ces scènes violentes ou sensuelles sont d’autant plus fortes qu’elles viennent rompre l’apathie qui frappe les personnages sous le soleil d’Arizona, au cours d’un western en huis clos que Gregory Peck, évoquant les indications de Wellman, qualifiait de « western intimiste ». Rarement nous n’avions ressenti une tension aussi constante à la vue d’un western.
L’intrigue est assez nouvelle pour l’époque et elle a le mérite d’être écrite à la perfection, avec des dialogues restreints mais finement ciselés. Les rebondissements ne prennent jamais le pas sur la riche description de tous les personnages, l’évolution de chacun s’avérant plus complexe qu’attendue, et du coup, intéressante.
Tourné en 44 jours dans le décor naturel et magnifique de la vallée de la Mort, en Californie, La ville abandonnée marche sur les traces du tournage du Fils du désert, qui s’est déroulé sur le même site quelques mois plus tôt et entretient un contexte d’hostilité et de rivalité grandissantes, aidé par un huis clos dans une ville fantôme. Epave échouée aux confins du désert où trouvent refuge Stretch et sa bande après des jours d’errance et de soif, cette ville est un vestige de la ruée vers l’or, comme un mirage évaporé qui continue pourtant de susciter la convoitise des truands. La photographie de MacDonald contribue beaucoup à l’expressivité ahurissante de ces paysages rocailleux et de cet horizon sans bornes. La topographie du désert et ces villes-épaves grignotés par les sables prennent une valeur narrative et racontent l’effritement d’un rêve américain bâti sur des promesses sans lendemain, à l’image de celle échangée entre le grand-père et les mercenaires, rapidement bafouée.
Comme la photographie, la distribution est elle aussi de grande qualité. Les deux acteurs principaux rivalisent de talent. Gregory Peck fait preuve d’un certain charisme et s’en sort bien malgré sa mésentente avec Wellman sur le tournage. Face à lui, Richard Widmark, dans l’un des tous premiers rôles, fait une prestation remarquable, peut-être même supérieure à celle de Peck, rendant son personnage particulièrement inquiétant, teigneux et fourbe.
Repéré depuis son premier rôle marquant dans Le Carrefour de la mort, l’année précédente, Widmard a déjà montré aux yeux du grand public son extraordinaire capacité à interpréter d’odieux personnages. Dans ce même registre, il confirme et s’impose ici de la plus belle des manières : sa façon de tenir sa cigarette, son regard malsain, sa malice et son rire sardonique sont absolument inimitables.
Enfin, ceux qui auraient en tête le cliché de la femme soumise dans le western américain seront surpris par le personnage interprété par la ravissante Anne Baxter. Non seulement elle est divinement photographiée (rarement elle aura été si belle malgré des tenues vestimentaires à la garçonne), mais son interprétation est remarquable. Femme volontaire au caractère bien trempé, elle n’hésite pas à jouer des poings, à manier le fusil et à tirer sur le premier qui osera l’approcher. Elle s’avère dans le même temps non dénuée de sensibilité, en manque de tendresse et d’amour, ne résistant pas longtemps à la virilité et au désir latent de Gregory Peck. On est donc en présence d'un casting de haut niveau que tous les seconds rôles viennent enrichir, James Barton en tête.
Avec un refus de mettre en scène des personnages monolithiques et une économie de moyens qui forcent l’admiration, La Ville abandonnée réussit à être un sommet du genre, un western brut mais très soigné, violent et dépouillé, mais sacrément prenant et qui pourrait très bien plaire au plus grand nombre.
En tout cas, le public lui fait un beau succès à sa sortie, si bien que les recettes doublent la mise de départ du coût de production. Malgré tout, beaucoup peuvent peut-être regretter le "happy end" apparemment en totale inadéquation avec l’atmosphère cauchemardesque et étouffante qui avait précédé. Mais cette conclusion n’est pas si décevante, Lamar Trotti ayant probablement voulu terminer ce western sombre sur une note d’optimisme avec une possibilité de rachat pour un de ces personnages, après nous avoir tenu en haleine durant plus de 90 minutes. Un final plein de noblesse qui se tient finalement assez bien et qui donne envie de revoir un western qui doit aussi beaucoup à la beauté de ses paysages naturels et aux décors de la ville abandonnée.
Western atypique à l’image grandiose et aux dialogues arides, servi par un casting sans fausse note, La Ville abandonnée mérite qu’on rende à Wellman l’hommage qui revient à ce cinéaste méconnu, grande gueule et sans compromis, qui quitta sans adieux ni regrets Hollywood le jour où il considéra qu’il ne jouissait plus de son entière liberté.