Par ses origines, Luchino Visconti est assurément le cinéaste qui a le mieux retranscrit l’effacement d’une aristocratie européenne qui durant les deux premières décennies du XXème siècle, sous les coups de butoir d’un capitalisme encore naissant mais déjà triomphant, prend brutalement conscience qu’il va lui falloir s’effacer de toutes les charges et postes de commandes qui lui permettaient de conserver par-delà les soubresauts révolutionnaires et les premiers mouvements sociaux, les avantages exorbitants qui accompagnaient son statut. Face à l’unification en marche de l’Italie, la célèbre phrase du prince de Salina interprété par Burt Lancaster dans « Le Guépard » (1962) exprime par cet aphorisme : «Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change », le dilemme insoluble qui est le sien et celui de sa classe face à son neveu De Tancredi (Alain Delon) certes désargenté mais mû par l’ambition et l’adaptabilité de sa jeunesse. Tout est dès lors dit que Luchino Visconti redira dans la plupart de ses films à venir comme « Les damnés » (1968) , « Mort à Venise » (1971) ou encore « Ludwig,le crépuscule des Dieux » (1973). Témoin désabusé de son temps, Luchino Visconti s’évertue à faire revivre dans ses films une époque dont il se sent dépossédé. Thomas Mann, le grand écrivain allemand, de trente ans son aîné est traversé par les mêmes douleurs comme le témoigne « Mort à Venise », son roman paru en 1911 que le réalisateur ambitionne depuis longtemps de porter à l’écran. Le succès des « Damnés », lui permet d’imposer la mise en chantier de ce projet qui sera comme toujours chez Visconti le fruit d’une recherche de perfection aussi bien historique qu’esthétique dont il est encore aujourd’hui l’un de ceux qui l’aura portée le plus haut conjointement avec son contemporain anglais David Lean ou encore avec Paul Thomas Anderson, son plus éloigné et jeune disciple américain. Le luxe de détails qui accompagne la description de la vie balnéaire de la haute société au Grand Hôtel des Bains (sur l’île du Lido, fin cordon littoral situé entre la lagune de Venise et la mer) est tout simplement somptueux qui serti de l’Adagietto de la 5ème Symphonie de Gustav Mahler constitue l’écrin idéal pour exprimer la décadence d’une classe dominante venue se languir sur le sable fin de la lagune et sous les dorures du grand hôtel dans l’attente insondable d’un conflit pressenti comme inéluctable (nous sommes en 1911). C’est dans cette ambiance mortifère, amplifiée par les prémisses d’une épidémie de peste se propageant à Venise que Gustav von Aschenbach (Dick Bogarde) vient se poser ou plutôt s’échouer dans ce lieu de villégiature où il a ses habitudes. Chef d’orchestre célèbre (dans le roman, Mann qui pensait à Mahler qu’il connaissait avait préféré placer un peu de distance avec le musicien mort en 1911 en faisant d’Aschenbach un écrivain), Aschenbach en perte d’inspiration et malade nerveusement va emprunter à rebours son parcours intime à travers l’observation obsessionnelle d’un jeune éphèbe (Björn Andrésen) qui va lui faire entrevoir ce qui peut-être, aurait dû être son parcours amoureux, source fantasmée d’une inspiration féconde et intarissable. Les souvenirs déceptifs qui l’assaillent (mort de sa jeune fille, fréquentation infructueuse des maisons closes…) ne font que l’enfoncer dans le rejet de lui-même, incapable de s’être assumé comme semble le faire ce jeune adolescent au regard incendiaire qu’il suit en vain dans les ruelles de Venise. Source initiale de vie et de sensualité, le jeune éphèbe va prendre au fur et à mesure de la manifestation doloriste de la frustration indépassable d’Aschenbach, le visage d’un ange de la mort, accompagnant de l’autre côté du miroir, le musicien arrivé au terme de son parcours terrestre. Tous ces sentiments sont parfaitement exprimés par un Dick Bogarde qui sait mieux que personne le prix à payer qui oblige à vivre son homosexualité dans la clandestinité quand on œuvre dans le milieu du cinéma de son époque. On notera la présence muette mais toujours essentielle et pleine de grâce de la grande Silvana Mangano qui a accepté pour l'occasion de jouer gracieusement pour le maître. Luchino Visconti qui respire son film pour en ressentir lui-même toutes les nuances qui en émanent est ici sans aucun doute parvenu à l’apothéose de son art qui peut se contenter désormais d’une intrigue minimale pour transmettre l’extrême sensibilité qui l’habite. La Palme d’or reçue à Cannes en 1971 ne pouvait lui échapper.