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    Madame Bovary, ou comment faire un film d'époque dans "un marché absurde" selon sa réalisatrice
    Maximilien Pierrette
    Journaliste cinéma - Tombé dans le cinéma quand il était petit, et devenu accro aux séries, fait ses propres cascades et navigue entre époques et genres, de la SF à la comédie (musicale ou non) en passant par le fantastique et l’animation. Il décortique aussi l’actu geek et héroïque dans FanZone.

    Cinq ans après "Âmes en stock", Sophie Barthes signe son deuxième long métrage et s'attaque à Gustave Flaubert avec "Madame Bovary". Une adaptation loin d'être facile à mettre sur pied comme elle nous l'a raconté.

    "Les Américains ont bloqué la sortie car ils voulaient que personne ne le sorte avant eux", nous explique Sophie Barthes alors que nous la rencontrons dans le cadre du dernier Festival du Cinéma Américain de Deauville, en septembre dernier, où Madame Bovary concourait en Compétition. Soit un an après sa présentation à Telluride. "C'est vraiment triste ce qu'ils font maintenant, pour les premiers et seconds films : ils font des "platform release", c'est-à-dire que ça sort en VOD et en salles. Mais le film est piraté et ça pénalise tous les autres pays. S'ils veulent faire des sorties techniques sur les petits films indépendants, qu'ils ne pénalisent pas tout le monde."

    De ce fait, le constat est sans appel : "Un an après, c'est fini pour un réalisateur : on a tourné la page et on ne veut pas revenir sur un film", nous explique la cinéaste dont Madame Bovary est le second film après Âmes en stock. "C'est déjà assez douloureux de faire un film, de le laisser et de s'en éloigner, donc ça devient super compliqué pour les films indépendants." Heureusement pour nous, elle a encore beaucoup de choses à dire sur son adaptation du classique de Flaubert.

    AlloCiné : Qu'est-ce qui vous a amenée à vouloir adapter "Madame Bovary" après un film comme "Âmes en stock" ? Une volonté de faire complètement autre chose ?

    Sophie Barthes : Je pense qu'il y a deux sortes de réalisateurs. Il y a ceux qui aiment expérimenter et se pousser à sortir de leur zone de confort. Sans me comparer à lui, je pense par exemple à quelqu'un comme Stanley Kubrick, qui s'est essayé à divers genres pour en apprendre quelque chose. Et il y a des réalisateurs-auteurs qui sont obsédés par une thématique et revisitent le même thème pendant toute leur carrière, que ce soit Bergman ou Woody Allen.

    Pour être honnête, je ne pensais pas que j'allais faire Madame Bovary, mais j'ai reçu le scénario par mon agence et je pensais qu'il serait ridicule de tenter de me comparer à Renoir, Chabrol ou Minnelli [qui ont réalisé d'autres adaptations du roman, ndlr]. Mais comme j'étais la Française aux Etats-Unis, on m'a encouragé à le lire. J'ai refusé de le faire pendant longtemps, alors qu'il était sur mon bureau comme un boîte de Pandore, puis je me suis laissée tenter et j'ai vraiment aimé. J'adore Flaubert déjà, et le personnage est toujours resté une énigme alors que j'ai lu le roman à différents âges.

    J'ai aimé, ici, qu'elle soit si jeune. Que ce soit une tranche de vie, qu'elle n'ait pas d'enfant et à peine eu le temps de vivre qu'elle meurt. J'ai aussi aimé le thème du capitalisme, beaucoup plus développé dans cette adaptation que dans le livre, avec ce personnage de Lheureux [joué par Rhys Ifans, ndlr], un Machiavel qui parvient à la manipuler. Que Flaubert ait pu pressentir ce que le consumérisme allait devenir et la façon dont il peut ruiner la vie de quelqu'un m'a beaucoup attirée lorsque j'ai lu le scénario. Et j'aimais aussi le challenge de repoduire une époque.

    Emma Bovary face au machiavélique Lheureux :

    C'est justement avec ce thème du capitalisme que l'on se rend compte à quel point l'oeuvre de Flaubert est encore d'actualité avec la crise.

    Oui, et j'ai justement eu envie de le faire car la crise en 2007 a été très violente à New York. Les gens ne savaient pas ce qu'ils signaient. Même si l'on arrive à lire, ce sont des contrats en demi-mots. Et c'est toute une société qui est basée sur la dette. Quand je suis arrivée aux Etats-Unis, où je vis depuis 17 ans, on m'a donné huit cartes de crédit à mon entrée à l'université.

    C'est comme ça quand on est étudiant, et si l'on ne se rend pas compte de ce que l'on fait, on commence à s'endetter, et tous les étudiants de cinéma en sortent avec 100 000 dollars de dettes. C'est donc un asujettissement, car il faut sans cesse travailler pour rembourser ses dettes. C'est le système qui créé ça pour faire en sorte que les gens n'en sortent pas. Tout le monde sur-consomme, et tout le monde est endetté.

    Est-ce que vous avez songé à faire une adaptation moins "classique", située à l'époque actuelle ?

    Y a Gemma Bovery qui a fait ça déjà (rires) Non, on pourrait très bien faire une Bovary actuelle, car tous les thèmes du roman sont modernes. Mais là c'était un peu comme une commande : j'ai reçu ce scénario en anglais, et soit j'acceptais de le faire de façon classique, soit je me tournais vers un autre projet. Du coup je me suis mise au défi de le faire. Je l'ai un peu réécrit, car je voulais changer des choses. Mais c'est très intéressant, pour un réalisateur, de faire un film d'époque, car c'est un animal complètement différent.

    J'ai appris plein de choses en le faisant, et j'ai eu la chance de pouvoir choisir des chefs de département qui avaient une expérience incroyable. Les costumes et les décors ont été faits par des gens beaucoup plus expérimentés que moi, donc je sais plus ou moins fabriquer un film d'époque aujourd'hui. Et c'est ça aussi être réalisateur : il y a toute la partie émotionnelle, le jeu d'acteurs et la thématique du film, mais après, il y a beaucoup de management d'équipe et de budget. Et ça s'apprend en le faisant car c'est un métier bicéphale. Il faut arriver à jongler avec les parties droite et gauche du cerveau.

    Le personnage est toujours resté une énigme

    Vous parliez des décors et costumes, qui sont très beaux. Viennent-ils de demandes spécifiques de votre part ?

    C'est une drôle de coïncidence car c'est grâce aux Adieux à la Reine de Benoît Jacquot, que j'ai vu à New York et adoré. Je suis tombée amoureuses de décors et costumes donc j'ai contacté Christian Gasc et Valérie Ranchoux [chefs costumiers, ndlr]. Mais Madame Bovary a été très compliqué à monter : le projet s'est effondré plusieurs fois, ce qui a finalement été une aubaine, car j'ai eu un an et demi pour dialoguer avec eux et ça m'a permis de faire beaucoup de repérages.

    Avec Andrij [Parekh, ndlr], mon chef opérateur, on fait toujours un livre où l'on met toutes les peintures, photos et palettes de couleurs qui nous inspirent, puis je l'imprime et je le donne au chef décorateur et au chef costumier pour créer une unité artistique. Mais il a ensuite fallu faire des choix : vu que le personnage se ruine et sombre dans l'excès, il fallait faire en sorte que la déco et les costumes ne rentrent pas en conflit. C'est pour cette raison que les murs sont bleu-gris pour que les costumes soient plus visibles lorsqu'Emma se met à porter des couleurs vives.

    Est-ce que le choix de tourner dans la région du Perche correspondait aussi à cette recherche visuelle ?

    Je ne connaissais pas du tout. Je ne vis pas en France et je suis née dans le Sud, et ce choix s'est encore une fois fait grâce aux Adieux à la Reine, puisque c'est l'une des productrices qui m'a orientée vers le Perche, dont je suis tout de suite tombée amoureuse. J'étais quand même allée voir dans le village de Rhy, près de Rouen, où Flaubert a écrit le roman, mais ça a été très abîmé donc on s'éloignait de l'atmosphère du livre.

    Et j'ai choisi de tourner là-bas en automne pour avoir le changement de saison et de couleur des feuilles, ce qui fait un parallèle avec le parcours de l'héroïne. De toute façon, Flaubert a un côté très romantique et il se moquait lui-même de cette fibre. Mais c'est un esthète. Et le problème fondamental d'Emma Bovary, c'est qu'elle n'arrive pas à être en communion avec la nature. Au lieu de s'ouvrir à cette beauté, ça la déprime.

    CVS / Bestimage

    Sauf à la fin, le seul moment où elle est en communion.

    Et au début du coup. J'ai d'ailleurs choisi de mettre la scène de la mort dès le début pour donner une ligne d'horizon et que ce nuage noir de la tragédie la suive partout. Mais cette idée de tout faire en flashback et que ça commence et finisse par la mort est venue au montage. Du coup, quoiqu'elle fasse, y compris des choses aussi anodines qu'acheter un bout de tissu, ça la mène vers sa mort. Je sais que des gens adorent et d'autres pas du tout, mais c'était un parti pris et j'ai choisi de ne pas la faire mourir dans son lit, comme dans le livre, mais de la ramener à la nature.

    A ce moment-là, sa robe a d'ailleurs la couleur des feuilles, ce qui donne un effet caméléon où elle revient dans la terre et meurt comme un animal. C'est cette métaphore que je voulais développer, et peut-être que c'est un peu trop tiré par les cheveux (rires) Il y avait une scène de bal dans le livre, dont je ne voulais pas, car ça a été vu mille fois et je trouve ça cul-cul. Mais j'avais envie de faire une scène de chasse à courre pour accentuer l'idée qu'Emma est la proie de tous les hommes autour d'elle et finit comme un animal.

    Vous disiez que le projet avait été compliqué à monter, ce qui peut paraître étonnant car il y a beaucoup d'adaptations de grands classiques comme "Anna Karénine" ces derniers temps.

    Oui, mais Anna Karénine c'est Joe Wright et il fait ce qu'il veut (rires) Moi c'est mon second film, et un film d'époque coûte très cher, à cause des costumes notamment. Mais ce marché est vraiment absurde : même si j'avais Mia et un gros casting, ça ne permet pas de financer un film. Enfin si, mais à hauteur de trois ou quatre millions seulement.

    Heureusement, les acteurs anglo-saxons ne prennent rien sur ce genre de film. Comme ils savent que c'est pour l'art, ils font leurs salaires sur des grosses productions. Mia, par exemple, fait Alice au pays des merveilles et des films artistiques à côté. Pareil pour Paul Giamatti. Ils font tous des grosses productions avant de se faire plaisir sur des petits projets.

    Mais Madame Bovary a été très très dur à monter, car ce n'était pas des financements américains. Ça aurait d'ailleurs pu être un film français et bénéficier des aides, mais il n'a pas été monté comme ça. Il a été monté comme un film étranger avec un potentiel de ventes internationales. Mais celles-ci sont limitées par le casting, car si ça n'est pas Jennifer Lawrence, on a trois fois moins d'argent. C'est vraiment un truc de fou quand on est réalisateur indépendant. En plus les films s'effondrent si l'un des investisseurs sort alors qu'on est déjà engagés avec des techniciens.

    Le marché du cinéma est vraiment absurde

    Qu'est-ce qui vous a justement amenée à choisir Mia Wasikowska ?

    Je l'avais découverte dans En analyse sur HBO, que j'avais beaucoup aimé. Et je l'aime dans tous ses films, même si je n'aime pas forcément le film en lui-même. Je trouve qu'elle était incroyable dans Stoker et super dans Jane Eyre. Je connais bien Cary [Fukunaga, le réalisateur, ndlr] et j'ai beaucoup discuté avec lui. Je pensais qu'elle ne voudrait pas faire ce rôle car elle venait de faire Jane Eyre, et les acteurs n'aiment pas refaire les mêmes choses.

    Mais elle a lu le scénario et eu très envie de le faire. C'est quelqu'un de très doux et angélique, et on a tendance à lui proposer des rôles comme celui de The Kids Are Alright, alors qu'elle veut expérimenter et faire des choses qui sont beaucoup plus sombres. Et c'est dur de refuser Mia car c'est une actrice intéressante et très caméléon, que je trouve très différente dans Madame Bovary par rapport à Jane Eyre. Elle est énigmatique et possède une grande intelligence.

    Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 11 septembre 2015

    Emma Bovary et Léon, joué par Ezra Miller, "hippie romantique" selon Sophie Barthes :

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