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    10 ans de Sherlock, la série qui a dépoussiéré le mythe
    Maximilien Pierrette
    Journaliste cinéma - Tombé dans le cinéma quand il était petit, et devenu accro aux séries, fait ses propres cascades et navigue entre époques et genres, de la SF à la comédie (musicale ou non) en passant par le fantastique et l’animation. Il décortique aussi l’actu geek et héroïque dans FanZone.

    Le 25 juillet 2010, la BBC lançait l'une de ses nouveautés : "Sherlock", relecture moderne des écrits d'Arthur Conan Doyle qui a réussi à dépoussiérer le mythe littéraire déjà adapté à plusieurs reprises. Voici comment.

    BBC (British Broadcasting Corporation)

    Dépoussiérer un mythe n'a rien d'une tâche aisée. Entre les gardiens du temple réfractaires à la moindre once de changement et le risque de lui faire perdre de son essence à trop vouloir le moderniser, nombreux sont les éceuils auxquels ont récemment fait face Star WarsDoctor Who ou encore Dracula, à qui Mark Gatiss et Steven Moffat ont cherché à donner un peu de sang neuf comme ils l'avaient fait dix ans plus tôt avec Sherlock Holmes, l'une des rares relectures à avoir fait l'unanimité. Quelques mois seulement après le film de Guy Ritchie emmené par Robert Downey Jr. et Jude Law, c'est sur petit écran que le détective consultant fait peau neuve, grâce au créateur de la mini-série Jekyll, autre grande figure de la littérature anglo-saxonne, et le producteur et acteur principal de la mini-série d'épouvante Crooked House. Un duo qui n'a lui-même pas idée de l'onde de choc qui est sur le point de se produire lorsque la BBC diffuse le premier épisode, le 25 juillet 2010.

    Avec 9,23 millions de téléspectateurs outre-Manche (réunis simultanément sur BBC et BBC HD), Sherlock réalise un démarrage canon et s'offre la tête des audiences du dimanche soir de ses débuts. Mais surtout, le show plaît : au public, qui lui accorde une note moyenne de 87 sur 100 sur l'Appreciation Index (indicateur de l'appréciation des téléspectateurs pour un programme télé ou radio en Grande Bretagne) ; et aux critiques, qui remarquent l'influence de La Mémoire dans la peau ("The Observer") ou la série [MI-5] ("The Guardian"), mais saluent à la fois sa fidélité à l'œuvre de Sir Arthur Conan Doyle et le vent de fraîcheur qu'il fait souffler dessus. "Entre tradition et modernité", dit-on souvent dans un cas comme celui-ci, ce qui s'applique parfaitement à cette série.

    SHERLOCK'S HOME

    Contrairement à Guy Ritchie, qui restait au XIXe siècle mais dynamisait les aventures du héros grâce à sa mise en scène punchy qui alternait ralentis, gros plans et décadrages et rappelait le travail de Zack Snyder sur 300, Steven Moffat (alors showrunner de Doctor Who) et Mark Gatiss modernisent l'ensemble en transposant les récits à notre époque. Et ils (re)commencent par le commencement, avec la rencontre entre John Watson, ancien médecin militaire revenu blessé du front afghan, et Sherlock Holmes, détective consultant qui nous apparaît d'abord via les SMS avec lesquels il nargue la police, l'Inspecteur Lestrade (Rupert Graves) en tête.

    Le personnage créé en 1887 est ici présenté comme une star jusque dans ses caprices. Un grand enfant qui surfe sur le net et textote plus rapidement qu'il ne faut de temps pour dire "Élémentaire" et qui, comme certaines vedettes saccagent leurs chambres d'hôtel, tire sur les murs de son appartement du 221b Baker Street lorsqu'il s'ennuie. Ce que la série cherche justement à éviter de générer chez le téléspectateur. Et elle y parvient en se mettant au diapason de son enquêteur, hyperactif et hyperconnecté dans un monde qui l'est tout autant.

    BBC (British Broadcasting Corporation)

    Car transposer Sherlock Holmes au XXIe siècle, c'est prendre le risque de rendre le héros anachronique à l'heure où internet et les smartphones rendent la recherche d'indices beaucoup plus simple et à la portée de tous. La série de la BBC a toutefois su trouver la parade : le personnage est ici devenu un hypermnésique qui emmagasine les connaissances et informations qui s'offrent à lui en flux continu dans ce qu'il appelle son "palais mental" (comprendre "son esprit"), où il se retire parfois pour les besoins de son enquête. Ce qui, sur le papier, peut perdre tous ceux que l'idée de voir un homme se concentrer, aussi charismatique soit-il, peut rebuter tant les possibilités de nous laisser à distance sont grandes.

    Même s'il nous est difficile de rivaliser avec les capacités d'analyse et de déduction du détective, ce n'est heureusement pas le cas grâce à une mise en scène qui nous permet de voir à travers ses yeux : le contenu des SMS s'affiche à l'écran, pour éviter une alternance peu engageante de plans sur les acteurs et les écrans de leurs téléphones, et les monologues du héros, aux vertus explicatives, sont aussi bien rythmés par le débit mitraillette de Benedict Cumberbatch que la manière dont ses paroles sont mises en image avec des illustrations, parfois brèves, commes des flashes, des éléments dont il parle. C'est le cas dès le pilote, lors de la poursuite entrecoupée par la carte des rues de la ville que Sherlock semble connaître par cœur, jusque dans l'emplacement des feux rouges, ou lorsqu'il parvient à (presque) tout deviner du passé de Watson lors de leur première rencontre.

    Avec son alternance de séquences rapides et de plans plus longs destinés à mettre le jeu des acteurs en valeur, cette mise en scène et ce montage sont un modèle d'efficacité qui inspireront le cinéma et les séries par la suite (dans la gestion des flashbacks et les incrustations des messages à l'écran). Ils aident ici à faire passer les 90 minutes de chaque épisode sans temps mort tout autant qu'ils impliquent les téléspectateurs, les novices comme les connaisseurs, rassurés de voir que le bébé de Sir Arthur Conan Doyle qu'ils vénèrent n'a pas été maltraité pendant son voyage dans le temps. La pipe a certes disparu, remplacée par des patches de nicotine (allusion à peine voilée à son héroïnomanie), et le célèbre chapeau fait surtout l'objet d'un gag.

    Mais il habite toujours à la même adresse et, dans le fond, rien ne change : au croisement entre le personnage capable de ne pas se laver pendant plusieurs semaines des romans et le gentleman hérité de l'interprétation de Basil Rathbone à partir des années 30, il reste toujours aussi intelligent et observateur qu'il est asocial et arrogant, ce que Benedict Cumberbatch, révélation majeure de la série comme des années 2010, incarne à la perfection avec un rôle qui lui collera un peu trop à la peau par la suite et le suivra jusque chez Marvel, où son Doctor Strange ressemble trop souvent à un Sherlock doté de pouvoir mystiques.

    L'ESSENCE DU MYSTÈRE

    Dès sa première saison, la série est à l'image de certains des titres de ses épisodes, légères variations de ceux utilisés par Conan Doyle pour ses nouvelles : "Une étude en rouge" devient "Une étude en rose" (épisode 1 de la saison 1), "Un scandale en Bohème" devient "Un scandale à Buckhingham" (épisode 1 de la saison 2), "Le Chien des Baskerville" devient "Les Chiens de Baskerville" (épisode 2 de la saison 2)… Il y a quelques changements en apparence dans les récits, pour mieux coller à l'époque et au style du show, mais l'essence est bien là, avec des enquêtes dynamiques menées par Sherlock Holmes et John Watson et dont la solution ne nous est révélée que dans les derniers instants. Des histoires à la fois procédurales (un cas différent à la fois) et feuilletonnantes dans leurs cliffhangers ou la manière d'impliquer des personnages récurrents, à commencer par Moriarty, génie du crime dont l'ombre plane sur les deux premières saisons. Et qui, lui aussi, s'offre un bain de jouvence avec cette nouvelle version, plus moderne et humaine.

    Si le mystère, les twists et la manière dont les enquêtes sont résolues constituent un attrait non-négligeable, la plus grande force de Sherlock réside, sur le long terme, dans ses personnages. Comme toute bonne série qui se respecte, bien sûr, même si celle-ci aurait pu se contenter de surfer sur l'aura du héros et de son acolyte pour ne privilégier que la forme, au risque, finalement, de paraître aussi froide que ne l'est son héros au premier abord. De la même manière que ce dernier décrypte le passé de Watson à travers une poignée de gestes et l'état de son téléphone portable, le show vise leur cœur et cherche l'humain qui se cache derrière les figures légendaires qui ont déjà fait l'objet de plusieurs transpositions sur petit et grand écran. Et en cela, il se rapproche de la version décalée mais au final très juste signée Billy Wilder avec La Vie privée de Sherlock Holmes en 1970.

    Jusque dans le final de la saison 4 (et de la série ?), avec ses résonnances familiales, le plus grand mystère à percer concerne Sherlock en lui-même : que cache-t-il derrière cette arrogance et cette froideur ? Est-il capable d'empathie ? Tout ceci ne serait-il pas qu'une carapace destinée à masquer un passé plus sombre ? Une bascule s'opère d'ailleurs dans la saison 3 où, après avoir résolu l'énigme de la fausse mort du héros (non sans s'amuser ouvertement des diverses théories nées à la suite du final de la 2), les intrigues policières passent quelque peu au second plan. Car le principal obstacle du détective n'est pas ce méchant déçevant incarné par Lars Mikkelsen (le frère de Mads), mais bien sa relation avec Watson, mise à mal par le mensonge de sa supposée disparition tout autant que par le mariage de l'ex-médecin militaire avec Mary Morstan (Amanda Abbington, alors compagne de Martin Freeman).

    HUMAN AFTER ALL

    Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la série commence par la rencontre entre Sherlock et Watson, comme une note d'intention destinée à nous faire comprendre son principal centre d'intérêt : la relation entre les deux membres du duo. Cette bromance qui cache peut-être plus, comme le souligne un dialogue de la version alternative du pilote, clin-d'œil aux allusions récurrentes sur l'ambiguïté sexuelle entre les deux hommes qui font hurler certains puristes à la mort. Toujours est-il qu'ils se complètent, comme le montre le début de la saison 3 et le vide que ressent l'un après la disparition de l'autre. Parfaitement incarné par Martin Freeman, avec son allure de Monsieur Tout-le-Monde, Watson est moins intelligent mais plus normal et terre-à-terre, comme le spectateur qu'il fait entrer avec lui dans l'univers d'Holmes via son journal devenu un blog, XXIe siècle oblige. Mais il est celui qui humanise le détective et lui permet, par moments, de redescendre en le ramenant à la réalité que son égo démesuré altère trop souvent, nourri par les appels à l'aide de la police de Londres, tandis que son frère Mycroft (Mark Gatiss) est celui qui tente de lui rappeler les limites de la loi qu'il enfreint régulièrement.

    Insensible à l'affection que lui porte Molly Hooper (Louise Brealey), employée de la morgue de l'hôpital St Bartholomew de Londres en qui il finira toutefois par avoir une confiance totale, Sherlock se révèle en personnage romantique au contact de la mystérieuse et sensuelle Irène Adler (Lara Pulver), dont on regrettera finalement le maigre temps de présence à l'échelle de la série, même si elle risquait d'empiéter sur le territoire de Watson. Et puis il y a donc Moriarty (Andrew Scott, autre révélation du show), qui aide à mettre en lumière ses failles. Criminel consultant de la même manière qu'Holmes joue les détectives auprès de la police, ce génie du mal se présente comme l'alter ego du héros, son pendant maléfique tout autant que l'expression de la noirceur qui l'habite, comme l'un des rebondissements du formidable final de la saison 2 le laisse très clairement entendre. Également friand de jeux de piste tordus (à ceci près qu'il les organise lui-même), il le pousse dans ses retranchements en même temps qu'il créé un besoin chez lui grâce aux défis qu'il lui impose.

    BBC (British Broadcasting Corporation)

    "Plus le méchant est réussi, plus le film le sera", disait Alfred Hitchcock, autre Anglais spécialisé dans les histoires policières. Et Sherlock l'a bien compris, en modernisant Moriarty pour en faire un antagoniste démoniaque qui rappelle le Joker de The Dark Knight dans ses envies d'être un agent du chaos, mais également un personnage dont le héros a besoin, presqu'autant que de Watson, pour exister et se sentir vivant. A ce titre, le dernier épisode de la saison 2, avec son dénouement qui ne surprendra qu'à moitié les connaisseurs de la nouvelle "Le Dernier problème" dont il s'inspire, est vraiment le sommet du show. De par son côté imprévisible, et grâce à l'équilibre parfait qu'il trouve entre la partie enquête et les liens entre les personnages, qui atteignent leur paroxysme. A tel point que les différences d'approche de la suite ont déçu quelques fans, même si l'on note que c'est avec une histoire personelle que l'aventure s'est pour l'instant terminée en janvier 2017.

    Parfois victime de son succès et des deux années qui séparaient, en moyenne, chacune des saisons et rendaient encore plus frustrants les cliffhangers sur lesquels elles s'achèvaient, Sherlock a pourtant été une franche réussite dans son entreprise de dépoussiérage du héros de Sir Arthur Conan Doyle. A la fois proche des adaptations précédentes, mais plus modernes dans la forme, le ton et le soin apporté aux personnages. Dix ans plus tard, le résultat reste l'une des meilleures séries des années 2010 et la preuve qu'il est encore possible d'innover avec des œuvres déjà vues et revues sur petit et grand écran. Un succès artistique, critique et public qui s'est étendu au-delà de son propre univers, aussi bien aux États-Unis avec la création d'Elementary, relecture du mythe dans le New York d'aujourd'hui dans lequel Watson est une femme jouée par Lucy Liu, qu'en Grande-Bretagne, où la BBC a développé des adaptations plus psychologiques et visuellement plus dynamiques de romans d'Agatha Christie (Les Dix petits nègres, Témoin à charge, ABC contre Poirot…). Et nul doute que la reine du suspense peut remercier le prince des détectives pour cette nouvelle jeunesse à laquelle elle a aussi eu droit.

    Autre gros point fort de "Sherlock" : sa musique signée David Arnold

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