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    Dunkerque : "Je ne le vois pas comme un film de guerre. Je le vois comme un survival."

    Découvrez l'interview exclusive de Christopher Nolan, préface de l'ouvrage de Joshua Levine publié chez HarperCollins, qui revient, à travers les témoignages de survivants, sur l'Opération Dynamo au centre du long métrage en salles le 19 juillet.

    Harper Collins / Warner Bros.

    Dunkerque, le livre officiel du film-événement

    De Joshua Levine - Publié chez Harper Collins

    En mai 1940, environ 300 000 soldats britanniques et français se retrouvent encerclés par les troupes allemandes dans la poche de Dunkerque. L'Opération Dynamo, ordonnée par Winston Churchill après avoir qualifié le blocus de "désastre militaire colossal", fut mis en place pour évacuer le Corps expéditionnaire britannique (CEB) vers l'Angleterre. Cette manœuvre très périlleuse fut couronnée de succès et empêcha 200 000 ennemis de percer la poche de résistance de Dunkerque et de décimer l'armée anglaise. Par le biais de témoignages inédits de survivants, Dunkerque met en lumière les destins croisés de soldats, pilotes, marins et civils anglais lors de ce qui fut l’une des plus importantes de batailles de la seconde guerre mondiale.

    © Joshua Levine, 2017 / ©2017, HarperCollins France / ©2017 Warner Bros. Entertainment Inc. 

    Joshua Levine : Vous êtes originaire du Royaume-Uni et vous vivez aux Etats-Unis. Quand vous avez dit vouloir faire un film sur ce sujet très britannique, qu’en a-t-on pensé ?

    Christopher Nolan : En fait, le scénario était déjà écrit avant que j’en parle à quiconque. Emma [Thomas - productrice de Dunkerque] savait, car c’est elle qui m’avait donné votre livre [Forgotten Voices of Dunkirk] à lire, à l’origine. On avait fait la traversée de la Manche, plusieurs années auparavant, avec un ami à nous (qui apparaît dans le film, sur l’un des bateaux) pour s’imprégner de cette époque. C’est l’une des choses les plus difficiles, les plus effrayantes que j’aies vécues. J’ai été extrêmement soulagé d’arriver en un seul morceau, alors même que personne ne nous bombardait. Il n’y avait que nous trois sur ce petit bateau, la mer et les éléments.

    C’était une façon pour vous de rendre un hommage ?

    Oui. On l’a fait un peu tôt dans l’année. C’était à Pâques, je crois -plutôt avril que mai. Il faisait un peu trop froid, et bien que cette traversée commémorative soit la raison de notre présence à Dunkerque, nous n’étions pas pour autant des experts. On connaissait l’histoire -on avait grandi avec-, et notre ami avait un voilier, alors on s’est dit : faisons-le. S’aventurer sur le Manche dans une telle embarcation s’est révélé très difficile (en tout cas pour Emma et moi). Ce n’est pas rien. La simple idée de refaire le même trajet en pleine zone de guerre est totalement impensable. Et c’est là que le sens de Dunkerque en tant que mythologie, ou mythologie moderne, ou quel que soit le nom que vous voulez lui donner, ne peut pas être exagéré. Si on monte à bord d’un tel bateau et qu’on effectue cette traversée, le courage de ceux qui ont vécu ça ne peut pas nous échapper. Il fallait être brave.

    Emma et moi en avons reparlé, plusieurs années plus tard, et nous avons commencé à lire les témoignages. Nous étions curieux de savoir pourquoi personne n’avait jamais fait de film là-dessus -à une époque récente, en tout cas-, car il s’agit de l’une des plus grandes épopées humaines. Son universalité me semble indiscutable. Donc j’ai beaucoup lu, je me suis demandé comment m’y prendre. Nous sommes finalement arrivés à la conclusion que si personne ne s’y était attelé, c’est parce que c’est une défaite. Et parce que c’est un film cher. Enorme. Quelle que soit la façon dont on le traite, c’est un film épique. Nous avons essayé d’approcher le sujet de façon très intime, mais ça reste une épopée, impossible à monter sans les ressources de la machine industrielle hollywoodienne. Or, solliciter ces ressources pour raconter une défaite, fût-elle glorieuse, était un peu risqué. Mais en réalité, ce qui nous a attirés dans cette histoire, c’est qu’il ne s’agit pas d’une victoire, ni même d’une bataille. C’est une évacuation. Une histoire de survie.

    Je ne le vois donc pas comme un film de guerre. Je le vois comme un survival. Voilà pourquoi on ne rencontre pas les Allemands dans le film et pourquoi les ressorts narratifs sont ceux de la survie plutôt que de la politique.

    On n’a pas l’impression de visionner un film de guerre. Je e souviens d’avoir lu, à propos de la Salle 101 de George Orwell, qu’elle contient ce qu’on peut imaginer de pire au monde : un ennemi qui hante nos cauchemars et qui n’a pas de visage - et c’est justement ce qui nous terrifie. Et il s’agit presque d’un film d’horreur, ou d’horreur psychologique, quelque chose comme ça ?

    C’est un film à suspense, mais nous essayons de pousser ce suspense aussi loin que nous le pouvons, jusqu’aux tripes. On rentre dans les codes des films d’horreur, indéniablement.

    Lorsqu’on fait un film sur les nazis, il y a presque une injonction tacite à les montrer tels qu’ils étaient. Vous n’avez pas choisi cette option.

    Non. Enfin, quand j’ai commencé à l’écrire -ça avançait à l’allure d’escargot au début, mais ça illustre bien la chose-, j’utilisais le mot nazi à tout bout de champ, et notamment dans les dialogues. Je voulais rappeler le plus possible au spectateur d’aujourd’hui à quel point l’ennemi était terrible et malfaisant, et donc l’intégrer à l’histoire. Et puis, à un moment -je crois que mes discussions avec Mark Rylance, qui a rejoint le projet par la suite, ont été le déclencheur-, j’ai compris que si je prenais le parti de ne jamais montrer les Allemands, leur simple évocation n’avait aucun sens. On ne voulait pas être dans un entre-deux. Soit on se lance à fond dans la dénonciation de l’idéologie nazie, soit on contourne complètement le problème en ne les montrant pas, en faisant des créatures subliminales, qui restent une menace hors champ. C’est comme le requin dans Les Dents de la mer, dont on ne voit guère que la nageoire dorsale. Et de cette façon votre esprit, et même votre éthique pour peu que vous vous identifiiez au bon camp du film, en fait automatiquement la pire des choses possibles.

    Le spectateur peut emmener son imagination où bon lui semble. Mais étant donné que le film sera vu par de nombreux jeunes qui ne connaissent rien de la Seconde Guerre mondiale, n’y a-t-il pas une obligation de rappeler qui étaient les nazis ?

    Je pense que ma responsabilité est de ne pas dresser un portrait trompeur des nazis, mais le nazisme apparaît en creux, et il me semble que c’est ce qu’il fallait faire. Je voulais qu’on ressente la crise et le danger qui bouleversaient l’Europe. Je voulais qu’on soit aux côtés de ces soldats britanniques et français, sur le terrain, à ce moment crucial de l’Histoire. Qu’on touche du doigt ce point de crise extrême. C’est ce que j’ai fait, d’un point de vue cinématographique, en ne personnifiant pas, en n’humanisant pas l’ennemi, à la différence de la plupart des films de guerre. Même si l’on remonte jusque A l’Ouest, rien de nouveau, les films de guerre ont en commun cette volonté de sophistication, d’humanisation de l’ennemi. Mais bien sûr, quand on se met à la place des soldats sur cette plage, qui pour la plupart n’avaient qu’une vision extrêmement limitée et intermittente de l’ennemie, la vue se réduit aux bombardements, le son aux coups de feu tirés trois kilomètres plus loin. Ces détonations ont dû être plus terrifiantes que tout ce qu’on peut imaginer lorsqu’elles se rapprochent encore, encore, et encore… Nous travaillons actuellement sur le mixage du son pour essayer de recréer cet espace auditif, pour que la bataille semble se dérouler à quinze kilomètres de là, puis à dix, puis à cinq. De traduire en son la terreur absolue qu’ont dû ressentir ces gars sur la plage. Ce qui importe vraiment dans le film, c’est ce qu’on ignore.

    C’est pourquoi, dans la scène d’exposition, on ne donne que le minimum d’informations historiques. [Les personnages] Tommy et Gibson ne sachant rien de ce qui se passe, et ne recevant que des bribes d’informations inquiétantes comme "on essaie d’évacuer quarante-cinq mille personnes de cette plages", "il y a quatre cent mille personnes sur la plage", le spectateur en arrive lui-même à la conclusion que c’est chacun pour soi. Je me suis concentré sur ce que les gens ignoraient plutôt que d’expliquer tout ce que nous savons. Si vous vous retrouvez au cœur d’un événement, surtout à cette époque qui ne connaissait pas les smartphones, il est très difficile d’avoir une vue d’ensemble de la situation. Un des choses les plus bouleversantes dans l’histoire de Dunkerque à mes yeux -la plus bouleversante, en fait-, c’est qu’une fois ces types secourus, quand ils sont finalement rentrés chez eux, ils portaient sur les épaules un sentiment de honte. L’immense majorité d’entre eux pensaient devoir affronter la déception des Britanniques. Qu’ils aient été accueillis en héros est pour moi l’un des plus extraordinaires revirements de l’histoire, émotionnellement parlant. Et ceci n’a été possible que parce qu’ils ne savaient pas ce qui se passait. On les voit donc lire le discours de Churchill dans les journaux. Ils n’auraient pas pu se rendre au Parlement ou au Conseil des ministres pour assister au discours ou à sa préparation, comme on nous le montre traditionnellement dans ce genre de films. C’est seulement dans les journaux qu’ils ont découvert la réalité de ce qu’ils avaient traversé.

    Peut-on faire des parallèles avec aujourd’hui ? Les gens vont-ils percevoir cet épisode de l’Histoire comme un événement qui s’est passé il y a x années, ou comme quelque chose qui pourrait se reproduire ?

    L’un des grands malheurs de notre époque, l’une des choses les plus horribles et tristes concernant la crise des migrants en Europe, c’est que l’on se retrouve une fois de plus confronté aux mécanismes propres à un nombre extraordinaire de personnes essayant de quitter un pays par bateau pour se rendre dans un autre pays. Il y a là une épouvantable résonance. Avec la technologie dont nous disposons aujourd’hui, il est facile d’oublier à quel point le rôle de la physique de base est important. La réalité est insurmontable. Si un grand nombre de personnes à un endroit donné a besoin de se rendre à un autre endroit, sans avion, ces personnes devront prendre un bateau -un bateau surpeuplé-, avec leur instinct de survie pour seul bagage… Il est atroce et impensable de voir de telles choses se produire de nos jours. Mais ça existe. Avec ce qui se passe dans le monde aujourd’hui, je ne crois pas qu’on puisse considérer les événements de Dunkerque comme de l’histoire ancienne.

    Quels films de guerre avez-vous aimés ?

    L’un de mes préférés -un des films que j’admire le plus-, c’est La Ligne Rouge de Terrence Malick. Il n’a pratiquement pas influencé Dunkerque, mais nombre de mes autres films s’en sont inspirés. Je crois que Memento lui doit beaucoup. Nous nous le sommes projeté avant de faire Dunkerque, mais le parallèle n’est pas pertinent, sauf dans l’intemporalité du style, de sa texture même. Il semble très accessible et contemporain, alors même qu’il parle de la Seconde Guerre Mondiale ; nous tenions beaucoup à ce que cette dimension apparaisse dans la texture du film. Mais si les deux approches artistiques et ce qu’elles disent de l’histoire sont proches, le parallèle s’arrête là. Je ne regarde pas beaucoup de films de guerre. On a vu Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg, qui était tout aussi instructif car il possède une esthétique de film d’horreur. Son approche de l’intensité et du gore est si absolue et réussie que nous avons compris qu’il fallait aller ailleurs. Impossible de rivaliser avec ce film. Ce serait comme essayer de se mesurer à Citizen Kane. C’est un absolu. Il touche du doigt l’horreur de la guerre. Donc nous sommes partis dans une autre direction, celle du suspense. Je n’ai pas regardé trop de films de guerre, car j’ai lu -je crois que j’ai trouvé ça dans un livret sui accompagne le Blu-Ray de La Ligne Rouge- des réflexions de James Jones, l’auteur du roman La Ligne Rouge, sur ce type de films, et ç’a été une vraie leçon d’humilité. C’est quelqu’un qui a fait la guerre, qui a écrit dessus, et qui montre tous les trucs, les côtés nuls des films de guerre, sans aucune concession. Il explique que, pour un cinéaste, écrire un film qui se passe à un moment précis de l’histoire est extrêmement intimidant. Il dit notamment : "Que peut-on ajouter sur la guerre après A l’ouest, rien de nouveau ?" Donc je me suis replongé dans ce film, que je n’avais pas revu depuis de nombreuses années. J’ai été frappé par l’universalité du propos sur l’horreur de la guerre. Même si la réalisation n’en était qu’à ses balbutiements -l’image est en noir et blanc, c’est à peine s’il y a du son -, c’est incroyablement bien fait. Et parce que ça parle des Allemands, mais que c’est un produit de l’industrie hollywoodienne, le point de vue anti-nationaliste est d’une grande puissance. C’est la raison pour laquelle il s’élève au-dessus de tout autre film contre la guerre. Il dresse un portrait sans pitié de l’horreur de la guerre, fait une impeccable description des mythes nationalistes et patriotes, il véhicule l’idée que la guerre est idéalisée. Je ne crois pas qu’on les aurait laissés faire si le film avait parlé des Américains et des Britanniques.

    Votre film se situerait donc dans cette filiation ?

    Non, pas du tout. Mais le fait d’avoir lu et effectué ces recherches m’a conforté dans la direction que j’avais choisie : ne pas tourner un film de guerre mais raconter la survie, car c’est là-dedans que je me sentais le plus à l’aise. Je n’ai jamais combattu. Ce serait un de mes pires cauchemars. Je ne peux même pas m’imaginer le faire. C’est pourquoi Dunkerque devient à mes yeux une histoire de survie. Le succès ou l’échec se mesurent à l’aune de la survie. Voilà pourquoi, à la fin du film, quand un des soldats dit : "Nous n’avons fait que survivre", l’homme aveugle répond : "Et c’est suffisant". Car dans le contexte de Dunkerque, c’était ça, le succès. La fameuse "Victoire dans la défaite" de Churchill vient de là. Je me sentais confiant à l’idée de raconter cette situation particulière.

    Y a-t-il des membres de votre famille qui ont combattu ?

    Mon grand-père est mort durant la Seconde Guerre mondiale. Il était navigateur sur un Lancaster.

    Fichtre ! Savez-vous à combien de missions il a survécu ?

    Quarante-cinq. Il devait arrêter, mais je crois qu’il est mort au cours de la quarante-sixième. Après quarante-cinq missions, on devenait instructeur auprès des jeunes pilotes. Il est enterré en France, et nous sommes allés nous recueillir sur sa tombe pendant le tournage, c’était très émouvant. Il n’avait pas quarante ans quand il est mort, et c’était lui l’ancien de l’équipe. Les autres le voyaient comme une figure paternelle. Je veux dire, c’étaient des gosses. Ils avaient dix-huit, dix-neuf ans.

    Est-ce que vous revoyez vos films ?

    Oui, bien sûr.

    Et quand vous le faites, vous les jugez ? Quel regard portez-vous sur un film plusieurs années après l’avoir réalisé ?

    Je me retrouve à les visionner pour différentes raisons peu de temps après les avoir finis : le passage en DCD, par exemple, ou toutes sortes de raisons techniques. Et parfois mes enfants veulent regarder The Dark Knight : Le Chevalier noir ou un autre film, et je me joins à eux. Mais en dehors de ça, les raisons qu’on a de revoir les films finissent par s’estomper. Ça fait très longtemps que je n’ai pas vu Memento. Certains réalisateurs ne revoient jamais leurs films. Moi, ça m’intéresse, car ils changent au film du temps, au fur et à mesure qu’on s’en éloigne… Et puis, on commence à les apprécier avec plus d’objectivité -on voit ce qui va, ce qui ne va pas. Je suppose qu’ils commencent à appartenir au passé.

    Oui.

    Ce qui n’est pas vraiment une pensée réjouissante, car personne ne veut se voir vieillir et tomber dans l’oubli, mais c’est comme ça…

    Comment pourrait-il en être autrement ?

    C’est notre destin à tous. Ce qu’on peut espérer de mieux, c’est de faire un film qui résistera au temps.

    Etes-vous inquiet à l’idée que l’histoire de Dunkerque devienne -au moins pour un temps, pour une génération- votre histoire de Dunkerque ?

    Ça implique une certaine responsabilité, oui, dont j’ai pleinement conscience. Mais c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles le film ne prétend pas à l’exhaustivité. Nous ne traitons pas les aspects politiques. Nous ne traitons pas le contexte global autour de Dunkerque, car je pense que ce serait une trop grosse responsabilité que d’essayer de le faire ; on se retrouverait avec un morceau d’histoire trop complexe pour être distillé dans un schéma narratif de deux heures. Je suis à l’aise avec la façon dont nous présentons l’expérience viscérale de Dunkerque, et avec l’idée que le film définira, pour quelques années, la perception que les gens ont de l’événement. Ma légitimité à le faire s’appuie sur des recherches précises qui m’ont permis de tourner un film intelligible. Mais je ne veux pas assumer les implications plus larges de l’histoire, ou de l’Histoire. Et je ne crois pas qu’il prétende le faire. Il revendique une certaine simplicité qui permet au spectateur d’imaginer d’autres choses, d’autres histoires. Et c’est tout à fait volontaire. C’est ce qui en explique en partie la structure. Nous avons voulu laisser au spectateur l’espace nécessaire pour appréhender la diversité des expériences, des façons dont les événements de Dunkerque ont été vécus.

    C’est quelque chose que j’ai mis dans le livre : "Pour ceux qui se trouvaient sur la plage ou sur le môle (le long brise-lames depuis lequel le plus gros des troupes était évacué), ou ceux qui se repliaient en s’agrippant à une vache, la réalité était bien différente. Mises côte à côte, ces réalités se contredisaient souvent l’une l’autre : les plages, immenses, furent envahies par plusieurs milliers de personnes dans un état physique et mental variable, durant presque dix jours intenses et dans des conditions sans cesse changeantes. Comment toutes ces histoires auraient-elles pu ne pas se contredire ? Le monde entier s’était donné rendez-vous là." Pour moi, c’est l’essence même de cet événement. Vous ne croyez pas ?

    Si. Je pense que le film est fondé sur le même postulat -celui de la nature illusoire d’une expérience subjective qui viendrait figer une réalité objective. Et c’est un fil rouge qu’on retrouve dans tous mes films. Ils parlent tous d’expérience individuelle, de potentielles contradictions avec la réalité objective. Le film s’efforce de laisser la place au nombre infini d’expériences et d’histoires qui se contrediraient ou se compléteraient de différentes manières. Nous racontons trois intrigues, qui se croisent à un moment de l’histoire qui met alors au jour des expériences très différentes. Observer un pilote de Spitfire faire un amerrissage forcé depuis un autre Spitfire peut sembler être une manœuvre facile, contrôlée, mais en faire l’expérience directe, comme c’est le cas plus tard dans le film, n’a rien à voir. Le contraste est énorme. C’est là une dimension de l’expérience humaine qui m’a toujours captivé.

    Nous sommes allés à la rencontre des vétérans de Dunkerque un peut partout en Grande-Bretagne. Qu’en avez-vous retiré ?

    Des choses absolument essentielles. Mais le plus intéressant, c’est que malgré l’honneur et l’humilité que m’inspiraient ces conversations, sur le moment je ne savais pas vraiment ce que j’allais pouvoir en faire. Il fallait en passer par là. Nous avions besoin de parler à ceux qui avaient été là-bas pour oser prétendre rapporter leur expérience. Ce n’est qu’après coup, quand je visionne le film… Par exemple, la scène où ils regardent ce type qui marche dans l’eau : je ne sais pas ce qu’il fait, s’il se suicide ou s’il croit qu’il peut réellement se sauver à la nage. La raison pour laquelle je l’ignore, c’est que lorsque j’ai demandé au vétéran : "Etait-il en train de se suicider ?", lui-même ne le savait pas. C’est quelque chose qu’il a vu de ses yeux.

    Le malheureux le savait-il lui-même ?…

    Exactement. Je n’en ai pas la moindre idée.

    On aime poser des certitudes sur tout -"Voilà ce qu’il était en train de faire"-, alors qu’en réalité nous-mêmes ne savons pas quelles raisons nous poussent à agir la moitié du temps. Et dans une situation comme celle-ci, avec cette pression inimaginable…

    Ce que j’ai principalement retiré de ces conversations avec ces gens incroyables, c’est la confirmation que ce que nous avions l’intention de faire s’appuyait sur des expériences vécues. Des personnes évoquent leurs souvenirs du môle, du moment où ils descendaient du bateau -comme ce gars qui apportait de l’eau à Dunkerque, et qui est descendu du bateau sur lequel il se trouvait sans espoir d’y remonter. C’est cette impression cauchemardesque de chaos, de chaos ordonné, comme l’appelleriez, voire de chaos bureaucratique, qui régnait sur le môle. C’est passionnant d’entendre les gens raconter ça. Ce gars, qui n’était pas un civil, mais qui est venu d’Angleterre pour apporter de l’eau -tous ces rouages me fascinent. C’est pour ça qu’on montre Tommy essayer d’aller aux toilettes au début du film. Toutes ces choses d’ordre logistique sont intéressantes. Où trouver de la nourriture ? De l’eau ? Rien de tout ça n’a été planifié, ça s’est fait ad hoc. Entendre le témoignage d’une personne qui est arrivée avec de l’eau, a vu les feux au loin et donc savait qu’elle se jetait dans la gueule du loup… C’est une image omniprésente dans le film : on avance vers les feux qui embrasent l’horizon. Le dernier endroit où vous voudrez vous trouver. J’ai retiré toutes sortes de choses de ces conversations. Elles font leur chemin à mesure que le temps passe. Je crois aussi que ç’à été très instructif de demander, comme vous l’avez fait, ce que signifiait l’esprit de Dunkerque à leurs yeux, car il y a de telles différences d’interprétation. Trois interprétations distinctes, si je me souviens bien. Pour les uns, ce sont les little ships qui symbolisent l’esprit de Dunkerque. Pour un autre, je ne me souviens pas des mots exacts qu’il a utilisés, mais grosso modo que c’étaient des conneries. Et la dernière personne avec qui nous nous sommes entretenus était un homme selon lequel il fallait attribuer l’esprit de Dunkerque à ceux qui défendaient le périmètre, et qui étaient restés en arrière. Et tous trois étaient absolument convaincus de leur interprétation : voilà ce que c’était, voilà ce que ça signifie.

    Absolument. Je me souviens de celui qui disait : "On ne se préoccupait que de nous-mêmes."

    Tout à fait. Je pense que c’est une de nos rencontres les plus intéressantes. Ce qu’il voulait dire, c’est qui était passé par toutes sortes d’expérience dont il n’était pas fier, mais il était convaincu qu’elles étaient normales compte tenu de la situation sur place. Il ne disait aucunement qu’il avait fait quelque chose de mal ou d’inapproprié, mais qu’il y avait des choses dont il ne fallait pas parler, qui devaient rester là-bas. Et pour moi, toute la relation entre Alex, Tommy et Gibson tourne autour de ça. Le film n’a pas pour objet de porter des jugements sur les protagonistes. J’ai essayé d’ouvrir une fenêtre sur l’intimité de cette expérience subjective.

    Je trouve intéressante l’idée que lorsqu’on arrive à un certain âge, l’ordre des choses tend à disparaître. Les histoires ne se déroulent pas du début à la fin. Le temps devient de plus en plus hors sujet. Pour moi, qui ai été avocat avant d’être écrivain, je chercher instinctivement à remettre les histoires des gens dans l’ordre, à leur donner un sens logique. Mais vous voyez les choses d’une perspective complètement différente, ce que je trouve particulièrement intéressant. Vous avez tellement joué avec la nature du temps dans vos films que, pour vous, tout ceci vous paraissait naturel.

    Tout à fait. Mon boulot, c’est de raconter une histoire d’une façon parfaitement ordonnée et disciplinée, qu’elle suive ou non la chronologie, et je serai au chômage si c’était à la portée du premier venu. La réalité, c’est qu’il n’est pas dans la nature des gens d’être capables de relater leurs expériences d’une manière absolument cohérente, pour toutes sortes de raisons. L’art de raconter, sous quelque forme que ce soit, a une grande valeur aux yeux de la société, car c’est un talent particulier. C’est codifié, ça consiste à donner une nouvelle forme à un matériau de base, et c’est la raison pour laquelle ce type qui ne voulait pas raconter son histoire a ouvert un trou dans notre savoir ; des morts qui, par leur absence même, sont plus éloquents que des paroles. Quoi qu’il se soit passé, je pense qu’il était conscient à un certain niveau, soit que cela nous semblerait trivial -peut-être a-t-il simplement injurié un officier ?-, soit qu’il en éprouvait une grande honte, et que nous ne serions pas capables de comprendre. Dans tous les cas, son expérience subjective, en devenant une histoire, en serait grandement amoindrie. Je trouve ça très puissant, troublant, d’y penser comme à un petit trou dans la trame de nos connaissances. Cela confirme tout ce vers quoi nos recherches ont convergé, à savoir qu’il existe un incroyable champ d’expériences différentes.

    © Joshua Levine, 2017 / ©2017, HarperCollins France / ©2017 Warner Bros. Entertainment Inc.

    "Dunkerque", en salles le 19 juillet

     

    Dunkerque - Le livre officiel du film-événement

    De Joshua Levine Edité par Harper Collins Plus d'informations sur www.harpercollins.fr/livre/9733/harpercollins/dunkerque

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