S'il y a bien un cinéaste incarnant mieux que quiconque la cinéphilie la plus absolue, c'est bien Martin Scorsese. Sa connaissance du cinéma et de ses auteurs est vertigineuse. Véritable encyclopédie vivante de l'Histoire du cinéma, Marty est de surcroît un ardent défenseur du patrimoine cinématographique mondial, à travers sa Film Foundation, créée en 1990, et son programme World Cinema Project, qui vise à restaurer certains films eut égard à la place exceptionnelle qu'ils occupent dans le patrimoine mondial.
Depuis cette date, elle a aidé à restaurer plus de 1000 films. Et ce sont quelques 65 films de 31 pays différents qui l'ont été directement sous la tutelle du programme World Cinema Project.
Parmi eux, une merveille absolue, restaurée en 2004, qui tenait d'ailleurs particulièrement à coeur au cinéaste : Le Fleuve, de Jean Renoir. L'histoire ? Elle se déroule dans la région de Calcutta, au Bengale. Celle d'une famille d’expatriés britanniques vivant sur les bords du gange, fleuve sacré où le père dirige une presse à jute.
Sa fille aînée, Harriet, une jeune adolescente romantique, partage ses loisirs avec Valerie, la fille unique d’un riche propriétaire. Toutes deux sont amies avec leur voisine Melanie, née de père anglais et de mère indienne. Un jour d’automne arrive le capitaine John. Les trois jeunes filles ne tardent pas à tomber amoureuses de cet étranger…
"Ce sujet n'a aucun intérêt !"
Renoir adaptait alors un roman autobiographique de la grande écrivaine britannique Rumer Godden, dont il avait découvert une critique élogieuse dans le New Yorker. "Tout fier de ma découverte, j'ai préparé un petit synopsis, et je suis allé voir différents producteurs et studios" racontait Renoir dans une vidéo promotionnelle de l'époque, présentant son film.
"Tous m'ont répondu : "vous êtes fou. Ce sujet n'a aucun intérêt. Un film aux Indes doit comporter des éléments essentiels : il faut des tigres, des lanciers du Bengale, et des éléphants. Dans Le Fleuve, il n'y a ni lancier, ni tigre, ni éléphant, donc ce n'est pas un film indien, cela ne nous intéresse pas".

Le salut financier viendra d'un homme, Kenneth McEldowney, un fleuriste de Beverly Hills (oui oui !) et ancien pilote d'aviation durant la guerre en Inde, qui avait acheté les droits d'adaptation du roman sur les conseils de la soeur du premier ministre indien Nehru, qu'il avait comme voisine dans un avion. La route de Kenneth McEldowney croisa finalement celle de Renoir, en novembre 1948. McEldowney voulait se lancer dans le cinéma mais ne savait pas comment faire; Renoir quant à lui voulait adapter le roman. Les deux étaient faits pour s'entendre.
"C'est l'un des plus beaux films en couleurs jamais réalisés"
Une place spéciale dans le coeur de Scorsese disions-nous plus haut, et pour cause : Le Fleuve fait partie de ces films qu'il a découvert très jeune, vers 9 ans, grâce à son père qui l'emmenait au cinéma, pour changer son ordinaire d'enfant chétif et asthmatique.
"J'ignore comment un ouvrier du textile eut l'idée d'aller voir Le Fleuve au cinéma. Ce fut une expérience déterminante, mon premier contact avec une culture étrangère. Il y eut d'autres films, mais celui-ci est à part. Ca tient aux couleurs, sans aucun doute. Avec les Chaussons rouges, ce sont les plus beaux films en couleurs jamais réalisés. [...] C'était le premier film en couleurs tourné en Inde, et le tout premier film en Technicolor de Renoir. [...] On sent l'empreinte du fils du peintre impressionniste, surtout dans les paysages.
Si au début on est subjugué par la couleur, la vraie force du film, c'est l'humanité de cette culture. [...] Le film s'écoule, l'histoire vous plonge au coeur de l'adolescence, où la vie est à la fois merveilleuse et terrible pour ces jeunes, de 12,13 ou 14 ans. C'est une étape formidable, mais dure, jalonnée d'épreuves difficiles".

"Un film sur la beauté éphémère du monde"
Pour Scorsese, Le Fleuve arrive aussi dans une période bien particulière. Celle de l'après-guerre, alors que le monde a été dévasté et a désormais besoin de rêver. "Les années d'après-guerre furent très spéciales pour le cinéma, dans le monde entier. Des millions de personnes avaient été massacrées, des villes entières avaient été rasées, la foi en l'Humanité fut sévèrement ébranlée.
Les plus grands réalisateurs se mirent alors à créer des méditations sur l'existence, sur le miracle même de la vie. [...] Jean Renoir a utilisé l'autobiographie de Rumer Godden pour créer un film qui évoque réellement ce qu'est la vie; un film sans réelle histoire mais qui concerne le rythme même de l'existence; le cycle de la naissance, de la mort et de la régénération, ainsi que la beauté éphémère du monde".
Ironiquement, Rumer Godden détesta l'adaptation du Narcisse noir, son premier roman, par le duo Michael Powell et Emeric Pressburger, qui est malgré tout devenu un classique. Un sentiment totalement à l'opposé de celui du Fleuve, qu'elle apprécia beaucoup.
Envie de découvrir cette merveille ? Le film est disponible en DVD / Blu-ray, ainsi qu'en VOD.