
On le surnomme le Spielberg du jeu vidéo. En révolutionnant la narration dans l'art vidéoludique, Hideo Kojima a créé de vraies passerelles entre cinéma et gaming, au point que certains réalisateurs comme Guillermo Del Toro ou Park Chan-wook voient dans ses créations "les films du futur".
Le cinéaste allemand Fatih Akin, grand habitué de la Croisette, a lui aussi adoubé le talent du Japonais , au point de nouer avec lui une solide amitié et de jouer (tout comme George Miller ou Nicolas Winding Refn) dans son prochain jeu-événement : Death Stranding 2: On the Beach attendu le 26 juin 2025 sur PS5. Le 18 mai dernier, les deux hommes se sont retrouvés en terre cinématographique, au Marché du Film du 78e Festival de Cannes, pour échanger sur le futur du storytelling.
Bienvenue à Cannes
Hideo Kojima : C'était mon rêve de venir à Cannes, alors je m'amuse beaucoup. Je suis déjà venu à Cannes mais avant le festival. Cette fois, c'est le vrai festival de Cannes, alors je suis ravi !
Fatih Akin : Le cinéma est en quelque sorte ma religion, c'est donc un lieu très spirituel. C'est un peu la Mecque du cinéma. Beaucoup de gens, comme les Musulmans, se rendent à La Mecque chaque année, voire plusieurs années, car une fois sur place, ils ont l'impression d'avoir été touchés par Dieu. J'ai été touché par les dieux du cinéma. Alors, une fois ici, on a toujours envie d'y retourner.

L'amitié Kojima / Akin
Hideo Kojima : J'étais un grand fan du film de Fatih, In the Fade. Je reçois toujours des likes du Japon pour mon commentaire sur le film. Diane Kruger était le personnage principal. Mon jeu met en scène Norman Reedus, et c'est la femme de Norman. J'ai parlé avec lui du film pendant une heure. Norman l'a dit à Diane, et Diane l'a dit à Fatih. C'est comme ça qu'on s'est rencontrés. Et au Japon, quand ils sont venus, j'ai rencontré Fatih et depuis, on est devenus amis.
Fatih Akin :Ce que nous recherchons au cinéma, c'est un moment inédit. La première fois que j'étais ici, c'était en 2005, au sein du jury. Emir Kusturica, le président du jury, a dit ce truc très sensé : "Quand on voit un moment inédit dans un film, c'est que c'est un bon film, quoi qu'il arrive." Et quand je vois le travail d'Hideo, ses jeux, ses visuels et ses idées, ils regorgent de moments inédits. S'il était cinéaste, il serait le meilleur.
Hideo sait où se trouve la corde secrète
Hideo Kojima : Dans les films de Fatih, je vois des scènes que je n'ai jamais vues auparavant. Il mêle tellement de genres. Il crée de nombreux personnages principaux à sa manière. Il aborde également des problèmes de société. C'est vraiment touchant, mais comme je ne suis pas de la même nationalité. je ne sais pas pourquoi je suis si touché. Mais si je reste avec lui, alors je comprendrai peut-être ! Parfois, Fatih se dessine aussi. Il est apprécié dans le monde entier et je veux apprendre de lui. Il déborde d'énergie et je veux m'en imprégner. Il est aussi énergique que Tom Cruise.
Fatih Akin :Le cinéma est un art bidimensionnel. Nous sommes tous des explorateurs visuels, toujours à la recherche de manières de raconter différemment. C’est comme la corde secrète dont parlait Keith Richards : il y a une corde secrète sur chaque guitare, et personne ne l’a trouvée. Et nous cherchons cette corde secrète dans le visuel. Et particulièrement chez les réalisateurs que vous avez mentionnés, George Miller ou Nicolas Winding Refn. Et nous avons le sentiment qu’Hideo sait où se trouve la corde secrète. D’une certaine manière, il le sait. C’est pourquoi son travail nous plaît.
Jouer pour Hideo Kojima
Hideo Kojima : Avec Fatih, on parle toujours de création. Et il semblait vouloir participer à mon jeu. Alors je lui ai demandé : "Veux-tu participer ?" Il a accepté, et j'ai donc dû imaginer l'univers de Dollman en une semaine. Quand il est venu au Japon, je lui ai expliqué qui était le personnage. Et il a dit qu'il voulait toujours le faire. On l'a donc scanné au Japon. Un personnage de Death Stranding est toujours comme quelqu'un qui a perdu quelque chose. C'est pareil avec le film de Fatih. Il parle des liens familiaux, etc... J'ai donc pensé que les liens devaient compter pour son personnage.
Fatih Akin :Quand j'ai vu le modèle du personnage pour la première fois, je me suis dit : "Quoi ???" Et puis, que ça avait l'air drôle. Et puis j'ai pensé à Metallica. Mon album préféré, c'est Master of Puppets. Du coup, je me suis dit : "Je suis le maître des marionnettes !"
Être un personnage dans ce jeu, c'est tellement mieux que la Palme d'or !
Hideo Kojima : Nous voyageons ensemble dans Death Stranding 2. Dollman parlera donc beaucoup au personnage principal, Sam. Quand vous retournerez dans votre chambre privée, Sam s'assoira sur le lit. Dollman, lui, sera assis devant une étagère. Il vous parlera, en quelque sorte. Et Sam pourrait aussi parler à Dollman. Je veux donc que les gens apprécient cette conversation. Vous pourriez même faire appel à Dollman et qu'il vous protège. Je pense donc que Dollman sera très populaire.
Fatih Akin :Nous venons ici, à Cannes, en tant que cinéastes, pour remporter la Palme d'or. C'est le but ultime, la quête ultime. Eh bien vous savez quoi ? Être un personnage dans ce jeu, c'est tellement mieux que la Palme d'or !

L'art du storytelling
Hideo Kojima : C'est un média interactif. On ne peut donc pas décider de la chronologie, car c'est au joueur de décider. Tout le monde dit que je suis un raconteur d'histoires, mais je ne pense pas avoir vraiment réussi dans ce domaine. S'il y a une histoire, par exemple comme une route et que vous êtes en voiture : dans ce jeu, c'est comme si vous étiez sur une autoroute et que vous changiez de voie ou preniez une sortie. Habituellement, vous pouvez faire tout ce que vous voulez et l'histoire se dévoile à l'infini. Mais ce n'est pas encore le cas dans les jeux classiques. Dans un monde ouvert, vous avez le niveau que nous voyons, et vous avez une mission à accomplir. Et si vous offrez une liberté totale aux joueurs, ils n'atteindront probablement pas la fin du niveau et n'arriveront pas à temps. Je dois donc décider si je dois déclencher un Game Over si les joueurs n'arrivent pas à temps. Ou si je dois modifier l'histoire en fonction de cela. Ou si je dois lancer une cinématique. C'est le niveau narratif d'un jeu actuel. Et je ne suis pas satisfait, car ce n'est pas une narration totalement libre. Je veux que les jeunes deviennent eux aussi créateurs et réfléchissent à la manière de réussir dans la narration interactive. J'ai donc besoin de l'aide des jeunes. C'est un processus en cours, et nous ne sommes pas encore arrivés au bout.
Tout le monde dit que je suis un raconteur d'histoires, mais je ne pense pas avoir vraiment réussi dans ce domaine.
Fatih Akin :Ce que j'adore dans la façon dont Hideo écrit, ou plus largement dans la façon dont les jeux vidéo écrivent, c'est qu'il semble n'y avoir aucune limite à la direction que prend l'écriture. On peut aller à gauche, à droite, tout droit... Ça continue encore et encore, et il faut tout écrire. D'une certaine manière, c'est une œuvre immense et complexe. Plus complexe que Le Paradis Perdu de John Milton. C'est vraiment riche pour moi qui suis scénariste avant d'être cinéaste. C'est quelque chose de très inspirant. Dans mon nouveau film Une enfance allemande - Île d'Amrum, je raconte l'histoire d'un garçon de 12 ans qui essaie de faire trois courses pour sa mère en 1945, sur une île où il n'y a pas ces provisions. Du pain blanc, du beurre et du miel. Et sa façon de faire est vraiment inspirée par les jeux vidéo. Niveau suivant. Il a le beurre. Niveau suivant ? Il a besoin du miel. Il a perdu le miel. Il doit retourner au deuxième niveau avant d'arriver au troisième. Hideo m'a beaucoup inspiré. Tous les jeux auxquels mon fils jouent m'inspirent. J'ai essayé de l'écrire comme un jeu.
Performance Capture
Hideo Kojima : La performance capture dans un jeu, c'est la même chose que sur un film Marvel. Beaucoup d'acteurs l'ont probablement expérimenté. Mais c'est assez différent de ce qu'on voit au cinéma. Il y a des petits détails, comme se tenir debout, se tenir debout en regardant de côté, etc... Je dois demander aux acteurs de faire tout ça, et on fusionne le tout au final. C'est donc un peu différent du cinéma. Il faut aussi faire toute la simulation musculaire en fonction du corps de l'acteur, ou la simulation des mouvements du tissu. Et il faut s'assurer que tout correspond au mouvement. Ce n'est donc pas le travail de l'acteur, c'est notre travail technique.
Fatih Akin :Cela s'est fait très vite pour moi. C'était comme aller chez le médecin, mais un médecin qui te contrôle et te demande de bouger devant toi. "Montre-moi tes bras comme ça". Je montre ma tête. Montre-moi ta tête. "Montre-moi tes yeux". Je montre mes yeux. "OK, tu es en bonne santé, sors". (Rires)
Nous essayons de rendre le tout aussi réaliste que possible.
Hideo Kojima : Pour les expressions faciales, après la numérisation, le rendu prend environ neuf mois. Nous créons le squelette, puis nous effectuons la capture de performance. Et nous essayons de la rendre la plus précise et la plus fidèle possible. Je pense que l'IA nous aidera dans ce domaine. Mais nous ne pouvons pas y parvenir sans l'aide des acteurs. Dans les jeux précédents, nous créions les acteurs de toutes pièces. Comme à l'époque des jeux pixelisés. Puis, c'est passé à la 3D ou à l'animation. Nous essayons de rendre le tout aussi réaliste que possible. Mais à ce niveau de technologie, on ne peut pas faire du "fait main". Il faut vraiment que toutes les rides des acteurs ou la texture de leur peau, qui reflètent leur vieillissement, soient prises en compte dans le jeu. C'est ainsi que nous utilisons la technologie. Il ne s'agit pas seulement de l'expression faciale : le jeu d'acteur, la voix, les mouvements, tout vient d'eux. Nous pourrions créer de toutes pièces, mais le résultat ne ressemblerait pas à un personnage.

L'intelligence artificielle
Fatih Akin :Je dois admettre que j'ai déjà travaillé avec l'intelligence artificielle. Quand j'écris, ce n'est pas elle qui écrit le script, mais je peux poser des questions sur la grammaire, ou sur la meilleure manière d'écrire ceci ou cela ? Comment écrire telle ligne ? Peut-on le faire en une seule ligne ? Ce genre de choses. Je l'utilise comme un outil. Et je travaille aussi avec l'IA sur des éléments visuels. C'est donc un outil utile. Après, je vois bien sûr les enjeux et les risques, mais je vois aussi les opportunités et la grande liberté que cela offre. Et je vois comment mes enfants l'utilisent. J'ai une fille de 12 ans et un fils de 20 ans. Mon fils m'a fait découvrir le monde du jeu vidéo. Mon fils connaissait Hideo avant moi, grâce à Metal Gear. Et je vois comment les enfants utilisent l'IA. C'est un peu comme si j'apprenais d'eux et je vois cela comme un espace ouvert.
Hideo Kojima : Je pense qu'il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Je suis vieux, trop vieux, mais je m'attends à ce que les jeunes poursuivent cela. Mais les nouvelles technologies arriveront. L'IA pourrait aussi arriver, mais ce n'est pas grave. Fatih disait que l'IA est un outil. Il n'y a pas lieu d'avoir peur. Autrefois, on ne conduisait pas, vous vous souvenez ? Alors, quand la première voiture est arrivée, tout le monde en avait peur. Mais aujourd'hui, tout le monde conduit une voiture parce qu'elle est efficace. C'est pareil. Le créateur pourrait utiliser l'IA pour être plus efficace et développer sa créativité. C'est donc un outil qu'il ne faut pas craindre. La narration dans les jeux vidéo en est encore à ses balbutiements, et il reste beaucoup de chemin à parcourir. Tous ceux qui ont grandi en jouant à des jeux vidéo, ceux qui sont devenus musiciens, écrivains, réalisateurs, je sais qu'il y en a beaucoup. J'aimerais que chacun participe à résoudre ces enjeux ensemble.
Tout ce qui est impossible aujourd'hui pourrait l'être demain, ou dans deux jours.
Fatih Akin :Tout ce qui contribue à l'histoire nous aide à faire le film. Chaque outil est moralement acceptable. Je l'utiliserais et j'essaierais de voir ce que ça donne. C'est une question d'apprentissage. J'essaie de toucher à différents genres. Chaque fois que je prépare un film, je me dis que celui-ci est très différent du précédent. C'est un peu comme si j'avais envie d'explorer. Et si la technologie pouvait m'aider à explorer et à aller plus loin, bien sûr que je le ferais. Mais il faut que ça ait du sens. Mais je n'aurais pas peur, je ne me fixerais pas de dogmes. Je ne pense pas comme ça. Je pense qu'il n'y a pas de limites.
Hideo Kojima : Nous en sommes à un certain point, mais la technologie évolue chaque jour. De nombreux autres spécialistes rejoignent le monde du jeu. Des architectes, des psychologues... Tous travaillent ensemble pour les jeux. Cet univers progresse donc chaque jour. L'IA fera probablement son apparition également. C'est sans limites. Comme je m'ennuie facilement, c'est la raison pour laquelle je crée des jeux : chaque jour est différent. Tout ce qui est impossible aujourd'hui pourrait l'être demain, ou dans deux jours. C'est pourquoi je m'amuse autant dans l'industrie du jeu vidéo et dans la création de jeux.
Propos recueillis à Cannes le 18 mai 2025 par Maximilien Pierrette et Alexandre Ear