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    "Trouble" : rencontre avec le réalisateur Harry Cleven

    Avec "Trouble", le réalisateur belge Harry Cleven a choisi de vous faire peur. Avec à la clé, le Grand prix du Festival du film fantastique de Gérardmer. Rencontre...

    Acteur passé depuis plusieurs années à la réalisation, Harry Cleven a réuni dans Trouble sa compatriote Natacha Régnier et Benoît Magimel, qui incarne deux jumeaux. Un vrai défi artistique et technique pour le metteur en scène, récompensé au Festival de Gérardmer. Rencontre...

    AlloCiné : A quel genre appartient "Trouble", qui n'est pas "fantastique" au sens strict ?

    Harry Cleven: Pour moi c'est un thriller. En soi ce n'est pas un film fantastique. Ce qui se passe reste vraisemblable. Si on peut associer quelque chose de fantastique au film, c'est au niveau de l'atmosphère. Et puis l'arrivée du jumeau fait basculer la réalité de Matyas. Ce qui est de l'ordre du fantastique, c'est qu'on est dans les perceptions du personnage principal, sur lesquelles le film est construit. On glisse petit à petit dans ses angoisses sans les comprendre. Les mouvements de caméra et la bande-son racontent plus les sensations du personnage que l'histoire. L'inscription à Gérardmer s'est réglée entre distributeurs et festival, je n'ai pas suivi l'affaire. Certains étaient peu satisfaits que j'ai eu le prix parce qu'ils ne trouvaient pas le film assez fantastique. Maintenant, puisque le film a gagné...

    Comment infléchit-on la narration pour donner ce sentiment oppressant qu'un univers bascule ?

    L'idée de la bascule est extrêmement importante. Les outils pour transmettre cette angoisse -"Ce que je vois n'est pas ce que je crois", et même, "suis-je vraiment ce que je crois être ?"- sont surtout la bande-son, et le hors champ. Ce qu'on perçoit au niveau sonore, et ce qu'on ne montre pas avec la caméra. Cela se construit dès l'écriture du scénario. J'ai décidé de suivre un personnage, en me disant que je ne permettrai jamais aux spectateurs d'avoir une longueur d'avance sur lui, et que ce qu'ils sauraient ne leur donnerait jamais de clé pour comprendre.

    On retrouve dans "Trouble" certains thèmes chers à la littérature. Vos lectures sont-elles une source d'inspiration ?

    Je suis naturellement influencé par mes lectures. Il n'y a pas eu d'inspiration directe, mais j'adore la littérature. Mon auteur préféré est Joyce Caroll Oates. Il y a une tension dans ses romans, mais on ne comprend pas d'où ça vient. Au cinéma ou à la lecture, j'adore ressentir une émotion, sans qu'elle soit rationnelle, sans que je comprenne. Il y aussi toute la littérature belge, avec Jean Ray. En Belgique existe tout un background très imprégné par ce décalage fantastique, ce glissement vers le fantastique dans le quotidien.

    Sur quels aspects avez vous insisté pour que la projection qu'effectue le spectateur sur le héros soit aussi forte ?

    Tout le travail que j'ai fait a été dans ce sens là. La caméra ne bouge pas pour raconter l'histoire, mais pour rendre la sensation. Pour moi le film est une expérience sensorielle, et l'histoire un prétexte pour y plonger le spectateur. Le découpage, le montage, la bande son, tout converge dans ce sens. Par exemple, pour les scènes où Matyas arrive et se dit "mon frère est venu, il s'est passé quelque chose que je ne sais pas", la caméra est dans son dos, en permanence, comme s'il y avait une sorte de présence et que la caméra exprimait quelque chose de sa sensation. Les sons ont exactement la même fonction. Le son qui dénote l'angoisse du personnage ne changera pas parce qu'on passe d'un décor à l'autre. Le travail sur la bande-son a été énorme : on l'a élaborée avec un compositeur de musique acousmatique, Dimitri Coppe, puis mélangée avec le montage son qui était très musicalisé, et la musique contemporaine de George Van Dam, tout en glissando. C'est ce mélange qui crée une sorte d'atmosphère, où tout glisse en permanence. Si j'ai un son réaliste, ce son va glisser progressivement, sans qu'on s'en rende compte. Par exemple, un son de circulation de rue va devenir un son d'étouffement, de brouhaha dans une bouteille... Tout cela pour créer cet effet à la Philip K. Dick, où ce que l'on croit être là n'est pas ce qui est.

    Comment avez-vous choisi vos interprètes ?

    Au début, je me disais que ce serait intéressant de rencontrer de vrais jumeaux. Malheureusement, soit ils n'avaient pas assez de charisme, soit l'un jouait bien mais pas l'autre... Assez vite nous nous sommes dit avec le producteur qu'il valait peut-être mieux prendre un acteur. Le challenge serait plus excitant, d'autant que je n'avais jamais travaillé avec des effets spéciaux. On s'est donc dirigé vers des acteurs connus, parce qu'il fallait des gens qui ramènent assez d'argent pour faire les effets spéciaux, très coûteux. En France, dans les acteurs de trente ans, il y a assez peu de monde, et Benoît s'est imposé assez vite, parce qu'il a un côté angélique, blond aux yeux bleux, comme Natacha. Du coup j'ai construit la famille avec des blonds aux yeux bleus, pour qu'il y ait un côté presque extra-terrestre.

    Quelles contraintes matérielles imposaient le fait de tourner avec un acteur qui joue deux rôles dans un même plan ?

    Je voulais pouvoir bouger ma caméra comme j'en avais envie, pour qu'elle rende les perceptions. J'ai donc cherché un spécialiste des effets spéciaux qui trouve les moyens de me laisser ma liberté dans la fabrication du film. Je voulais tourner à l'épaule, mais si on optait pour le motion control ce n'était pas possible. Krao m'a dit que si je tournais en longue focale, en plans assez serrés, on pouvait travailler à l'épaule. Après, j'ai mélangé toutes les techniques, panofilés, incrustation, 3D, doublure... Afin de brouiller les pistes, pour que le spectateur n'ait pas le temps de reconnaître les procédés, et qu'il croie au personnage. Sur le plateau, on devait tourner avec Benoît alternativement en Matyas et en Thomas, il fallait refaire les mêmes mouvements de caméra. C'était techniquement extrêmement compliqué et précis. Si les regards étaient décalés ne serait-ce que de 3 cm, ça se sentait tout de suite.

    Le film est peu bavard et évite les explications. Le cinéma, pour vous, est-ce l'art de suggérer, de rester dans l'équivoque ?

    Oui, le cinéma c'est faire sentir. Les films que j'ai adoré ont été des expériences sensorielles. Mon réalisateur préféré c'est Tarkovski. Quand je suis sorti de Solaris, je suis resté une heure dans la rue sans comprendre où j'étais, et j'aime ça, être dans la sensation, pas dans la compréhension. C'est pour ça qu'il y a très peu d'explications, je n'aime pas le blabla. Je veux être dans la perception, où le spectateur sent mais ne sait pas ce qui se passe.

    Avez-vous d'autres influences ? Lynch, Cronenberg, par exemple ?

    Je n'ai pas voulu m'inspirer d'eux ou les copier. Mais naturellement, vu que ce sont des cinéastes que j'adore... Lynch arrive magnifiquement bien à faire peur avec rien, un son, trois images. Concernant l'image, l'une des références pour le film, c'était Eyes wide shut. Quelque chose à la limite entre le froid et le chaud, très difficile à obtenir. Toujours dans l'idée qu'on peut glisser vers autre chose que la réalité, impalpable, cauchemardesque, onirique. La lumière renforce l'atmosphère, le montage aussi, qui n'est pas du tout traditionnel. Là aussi on a vraiment été vers les sensations, on a parfois passé des heures à discuter d'une image. Nous avons utilisé des méthodes très modernes pour le montage. Par exemple lorsque Matyas fait un cauchemar, il est couché, puis on le retrouve assis. Mais il ne s'est pas relevé. En fait, sont intercalées trois images du moment où il se relève et trois images de celui où il arrive en place, mais on ne le voit pas. C'est comme si l'on avait deux plans immobiles, et pourtant on fait le lien entre les deux, l'oeil enregistre. J'utilise souvent ce procédé dans le film, ces images qui trainent, entre deux mouvements d'acteur.

    Avez-vous des projets ?

    Oui, sur la guerre de 14-18. Ca date d'il y a 5-6 ans. A l'époque, comme c'était très cher, on m'a dit que je devais d'abord faire un film qui marche, pour convaincre des financiers. On va voir si Trouble fonctionne. Entretemps, il y a eu le film de Jeunet et bientôt celui de Carion... C'est une thématique qui va devenir de plus en plus présente, avec le centenaire qui approche, la mort des derniers survivants. Mais là aussi, ce qui m'intéresse, c'est de suivre les perceptions d'un personnage. Un type qui débarque en Belgique, dans le brouillard, qui ne comprend rien, ne voit rien, et qui est juste dans la sensation. Il y a là quelque chose à faire qui n'a pas été fait.

    Propos recueillis par Alexis Geng le 16 février

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