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    Rencontre avec les Designers de "Dishonored"

    A l'occasion de l'exposition organisée autour d'illustrations et de peintures originales réalisées par Viktor Antonov et Sébastien Mitton pour le jeu "Dishonored", les deux brillants artistes ont accepté de répondre longuement à nos questions. Rencontre.

    L'incroyable Design de "Cité 17" dans le jeu Half-Life 2, un des plus grands succès critique et commercial de l'histoire des jeux vidéo, c'est lui. Lui, c'est Viktor Antonov. Sans doute un des plus brillants Designer de sa génération, formé justement à l'école du Design industriel. S'il a travaillé sur d'autres jeux, il a également collaboré à de nombreux projets : des longs métrages (Renaissance, The Prodigies), série télé (Skyland), roman (The Colony). Depuis 2009, il travaillait dans le plus grand secret sur un nouveau projet d'envergure : la direction visuelle de Dishonored, conjointement développée avec Sébastien Mitton, directeur artistique d'Arkane Studio, en charge du développement de ce titre. Sans doute un des plus attendus de l'année, à paraître le 12 octobre prochain.

    A l'occasion de l'exposition organisée à la Fnac Saint Lazare à Paris (jusqu'au 14 juillet) autour d'illustrations et de peintures originales réalisées pour le jeu , les deux artistes ont accepté de répondre (longuement !) à nos questions et d'évoquer la création de cet univers 100% original, dont on peut dire sans trop de risques qu'il fera date dans l'histoire des jeux vidéo. Rencontre.

    AlloCiné : pouvez-vous déjà nous présenter l’univers de "Dishonored" ?

    Viktor Antonov : Dishonored est une nouvelle IP, ou propriété intellectuelle, donc pas une suite. On a voulu créer avec Sébastien une ville d’inspiration fantastique, de grande ampleur, dans la tradition de Blade Runner, ou Metropolis, par exemple, un film qu’on adore. Dans le cinéma, la littérature et les jeux vidéo, il y a beaucoup de suites. La plupart du temps, les villes comme New York ou Los Angeles sont sur-représentées ou reviennent souvent. Voilà pourquoi nous souhaitions créer une ville comme Dunwall, un monde non existant notamment nourri des influences du Métropolis de Fritz Lang.

    Metropolis de Fritz Lang, une des influences de l'univers de "Dishonored".

    AlloCiné : vous avez dit une chose très intéressante, à savoir que seuls les jeux vidéo permettaient de créer des villes dans leur intégralité. C'est à dire ?

    Viktor Antonov : au cinéma, lorsqu’on essaie de filmer une ville par exemple, on va souvent faire des plans à 180°, on a que des plans épiques. Dans le monde du jeu vidéo, on peu donner une véritable ampleur au Design et à l’infrastructure, qui est très souvent coupée et réduite au cinéma, pour des raisons de budget notamment. Bien utilisée, cette ampleur dans les jeux vidéo est proprement gigantesque et sans égale.

    Sébastien Mitton : dans certains films, j’ai parfois envie que la caméra tourne, pour voir ce qui se passe à côté, et j’ai parfois l’impression de ne voir qu’un "instant T" de la fiction, même si celle-ci est géniale. On ne s'écarte pas du chemin. Dans Dishonored, on a dû  inventer un passé, sinon on avait aucun repère. Il fallait inventer des personnages, même ceux qui ne seront pas forcément dans le jeu mais juste pour rebondir, se demander comment la peste est arrivée dans la ville de Dunwall, comment vivaient et se comportaient les gens, la mise en quarantaine de certains d’entre eux…Toute cette itération et ce sens aigüe du détail nourrissent l’univers de Dishonored, et a même par exemple servi à créer tout un quartier inondé dans le jeu. C’est comme ça qu’on travaille, on essaye toujours de voir le plus large possible. Même une vieille affiche effritée aura dans le jeu quelque chose à raconter. On est vraiment dans la narration visuelle.

    AlloCiné : comment avez-vous travaillé ensemble ?

    Viktor Antonov : sur Dishonored, je suis créateur visuel, mais j’ai commencé mon travail avant que le jeu ne soit effectivement en développement. Sébastien est le directeur artistique du jeu, moi je me concentre sur la création / conception de l’univers. Il gère notamment les équipes, la partie la plus difficile que je laisse un peu de côté désormais; s’occupe de la production et finition du projet. Je dessine, on compose ensemble un univers, puis je reste en Stand By, et Sébastien fait vivre ce projet avec les équipes de développement.

    Le design industriel, source d'inspiration de Viktor Antonov.

    AlloCiné : vous aviez dès le départ des idées précises de ce que vous vouliez faire sur la conception de l’univers de Dishonored ? Lorsqu’on a vu les premières images par exemple, Dunwall évoquait furieusement  la "Cité 17" de Half-Life 2. C’était intentionnel ?

    Viktor Antonov : Pas vraiment. Ce n’est pas un clin d’œil, c’est juste que le design de Dunwall reflète avant tout mes goûts personnels, mon approche sur les éclairages. Je suis à la base Designer Industriel, j’aime que les machines puissent suggérer et exprimer des idées et des émotions, évoquer l’architecture par le biais de la technologie. La vraie analogie avec Cité 17 de Half Life 2, c’est encore une fois le souci profond du détail que peu d’autres projets ont. Sébastien et moi partageons cette culture de la perfection, et nous devions faire vivre cette ville fictive. Pour autant, Dunwall et City 17 sont très différentes. Cité 17, c’était davantage dans la veine de 1984 de George Orwell et de La Guerre des Mondes. Ici, on est plus dans l’esprit de Charles Dickens. Les deux univers sont très distincts donc, mais traité avec un niveau de finition très similaire.

    Dunwall, une ville qui a fait fortune jadis avec la chasse à la baleine.

    AlloCiné : il y a un ton très oppressant dans cette ville. Comment traduit-on un sentiment d’oppression dans un jeu, au niveau de l’architecture / urbanisme ?

    Viktor Antonov : quand vous faites de la fiction, vous cherchez à atteindre un certain équilibre entre l’horreur, le chaos, la beauté. Là par exemple, il y a un style anglais, il y a beaucoup d’ornements…C’est toujours un équilibre subtil : ne pas faire quelque chose de trop glauque et trash, maintenir une certaine forme de beauté, d’ambiance et de nostalgie presque romantique, mais qui peut aussi faire peur et déranger. Tout est une question d’alchimie : s’il n’y a pas l’un, l’autre ne fonctionne pas. Il y a un risque de tomber ou dans un truc trop kitsch, ou trop glauque. Les deux se tiennent et sont indissociables. C’est pour cela qu’il y a eu énormément de recherches, notamment sur l’architecture.

    Un quartier pauvre de Dunwall, et son eau saumâtre...

    AlloCiné : D’où effectivement l’opposition entre les tons froids et chauds dans les images qu’on a pu voir, par exemple dans le palais…

    Viktor Antonov : absolument. L’ambiance peut ainsi être très morose dans les rues, et on a aussi des niveaux très baroques, opulants et luxueux dans le jeu, comme dans la maison close où les couleurs sont saturées, les tons sont orange. On travaille par opposition, pour créer une musicalité générale, que ce soit dans les grands et petits espaces du jeu. Il faut que l’on ai une variété d’émotions.

    Dunwall a aussi ses maisons closes...

    AlloCiné : il y a un gros travail sur les lumières et l’éclairage aussi. Vous aviez dit d’ailleurs une fois que "ce qui unifie mes dessins, c’est la lumière simple et directe, et les ombres portées".

    Viktor Antonov : C’est vrai. C’est une réaction très forte contre la technologie qui domine l’éclairage. Avec la 3D et les éclairages artificiels, on met des lampes partout, ca devient plat et ca fini par ressembler à un arbre de Noël. Si on regarde l’œuvre de Rambrandt, le travail des bons photographes et autres réalisateurs de films, il y a une source de lumière, très simple, très classique. En fait, plus la technologie avance, et plus je reviens à cette simplicité de l’éclairage. Prenez par exemple le peintre Vermeer : chez lui, une fenêtre va éclairer une pièce, et c’est plus puissant que tout le reste. Voilà une règle que nous avions décidé avec Sébastien pour l’univers de Dishonored.

    Le géographe (1669) de Johannes Vermeer (1632-1675), le maître de la lumière.

    AlloCiné : parlez nous un peu du design incroyable des personnages.

    Viktor Antonov : Le gros objectif pour les personnages, c’est que nous voulions à tout prix éviter le politiquement correct et les visages génériques, qui sont des gueules lisses et chiantes qu’on voit souvent dans la 3D. On est allé chercher des visages étranges avec une vraie identité mais sans sombrer dans la caricature. Ce sont donc des gueules anglaises, on a fait beaucoup de recherches sur la morphologie. Puis sébastien est allé chercher un ami à lui, Cédric Peyravernay, qui enseigne à l’école Emile Cohl en tant que professeur d’anatomie artistique. C’est lui qui a peint à la main les portraits des personnages, et son coup de pinceau ressort même dans le jeu.

    Illustration de Cédric Peyravernay.

    Sébastien Mitton : c’est vrai ! Dans le jeu, on rentre dans l’intimité des gens, on s’infiltre chez eux et visite leurs intérieurs, qu’ils soient riches ou pauvres, nantis ou travailleurs. Du coup on ne voulait pas quelque chose de générique, mais une galerie de personnages vraiment particuliers. Le look de chaque personnage est lié à sa fonction dans le jeu, son statut social, la façon dont il s’exprime. Et même jusqu’au casting des voix : le choix des acteurs et leur jeu a aussi eu une influence sur la caractérisation des personnages.

    Viktor Antonov : on revient à ce que je disais tout à l’heure : tout doit raconter une histoire. Les machines, la lumière, l’architecture, et les gueules. Rien n’est là par hasard, et tout est artisanal.

    Portraits signés par Cédric Peyravernay. On distingue nettement les ravages de la peste.

    AlloCiné : vous avez une expérience transversale, dans le cinéma, les jeux vidéo et même une série TV. C'est une chose importante pour vous de multiplier les expériences dans des médias différents, d'avoir une expérience transmédias  ?

    Viktor Antonov : En fait, ce n’est pas ma carrière qui m’intéresse, ni les différentes industries. Je veux avant tout toucher les gens par mes images, mes histoires, mes univers. Donc je m’adapte ; peu importe le moyen employé. Je veux pouvoir utiliser tous les supports possibles pour faire passer mon message, même si à la base, je ne suis pas un Gamer. C’est pour ça que j’adore les jeux vidéo, parce que ce media me permet d’atteindre largement ce but.

    AlloCiné : Je vous posais aussi cette question parce qu’on a un peu le sentiment que ces industries sont encore trop cloisonnées, même si des progrès ont été fait, alors qu’il y aurait beaucoup à gagner à accroître les échanges de talents entre ces deux industries…

    Viktor Antonov : Oui, c’est malheureusement encore trop cloisonné…Je dois vous dire que je suis une des rares exceptions à jongler entre les différentes industries, ce n’est pas courant. Or, j’aimerai vraiment qu’il y ait de plus en plus de talents qui travaillent sur ces deux médias. Il y aurait beaucoup à y gagner.

    Sébastien Mitton : vous savez, ce que vous voyez ici [NDR : il désigne de la main les photos et peintures de l’exposition], c’est un projet à part entière, ce n’est même pas le jeu. Ca pourrait même servir à la création d’un roman. Cette série de photos et peintures est une histoire aboutie en elle-même. On est dans le transmédia : là vous avez des illustrations peintes à la main, ici des tirages argentiques…Ils vivent sans le jeu, même s’ils servent de support à la conception de celui-ci. Car si un film se base sur un scénario, les jeux se basent souvent sur des images et des concepts avant tout.

    Propos recueillis le 26 juin par Olivier Pallaruelo

    Bande-annonce cinématique du jeu :

    Bande-annonce de Gameplay :

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