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    Philippe Torreton, regard engagé sur le cinéma français [INTERVIEW]

    A l'occasion de la sortie de "La Pièce manquante", premier film de Nicolas Birkenstock, AlloCiné a rencontré Philippe Torreton. Engagé et passionné, il se livre sans détour sur le cinéma français.

    © Premium Films / Ivan Mathie

    AlloCiné : Après "Oublie-moi" de Noémie Lvovsky et "Vertiges de l’amour" de Laurent Chouchan, "La Pièce manquante" est seulement votre troisième premier long métrage. Il y a une part de pari lorsqu’on accepte un premier long métrage ?

    Philippe Torreton : Ce n’est en aucun cas un pari. Ce serait bien inconvenant de considérer cela comme un pari vis-à-vis de ceux qui font un long métrage, que ce soit Noémie Lvovsky pour Oublie-moi ou Laurent Chouchan pour Vertiges de l'amour ou Nicolas Birkenstock.

    Ce qui compte, c’est ce qui est écrit, c’est le scénario. Et par des rencontres, de voir si la personne qui a écrit cela est en conformité avec son écriture, s’il y a une sincérité qui se dégage.

    "La notion de pari, soit elle est là tout le temps, y compris pour les premiers films, soit il ne vaut mieux pas considérer les choses comme ça"

    Bien sûr, on ne peut pas se reposer sur une filmographie, mais en même temps, il y a des gens qui ont fait 10 films, et qui vont rater complètement le 11e ! Les comédiens rêvent d’être appelés par des grands réalisateurs, mais un grand réalisateur peut faire de mauvais films à un moment donné !

    Finalement, la notion de pari, soit elle est là tout le temps, y compris pour les premiers films, soit il ne vaut mieux pas considérer les choses comme ça. Je crois qu’il faut considérer les choses comme des envies, des envies de raconter des histoires.

    Est-ce que je suis bien la bonne personne pour porter cette histoire déjà ?  Est-ce qu’ils ont raison de me prendre ? Est-ce que je vais savoir jouer ça ? C’est plutôt ça qui m’intéresse. Le pari, il est plus vis-à-vis de moi que vis-à-vis de l’autre.

    Elie-Lucas Moussoko et Lola Duenas dans "La Pièce manquante" © Ivan Mathie

    Ce qui vous a plu justement avec "La Pièce manquante", est-ce le fait qu’on vous propose un rôle un peu différent, plus vulnérable, plus en retrait ?

    Oui, il y a de ça. Il y a plein de choses qui m’ont fait accepter le film. Mais en ce qui concerne le jeu d’acteur, c’est le fait que Nicolas Birkenstock ait eu envie de m’envoyer vers des terres un peu moins fréquentées, un personnage un peu plus en retrait psychologiquement.

    Mon personnage n’est pas quelqu’un de très fort, ce n’est pas quelqu’un de décidé. C’est quelqu’un qui navigue un peu à vue, qui subit les choses, qui n’a pas les bonnes réponses aux questions qu’il se pose. Il y a une sorte d’errance que j’aime bien. J’ai joué pas mal de rôles de personnages un peu plus forts au niveau caractère… j’aime bien le blues, l’incertitude aussi !

    "Mon personnage est assez proche des gens, c'est cela qui touche beaucoup les spectateurs"

    C’est un personnage qui est assez proche de pas mal de gens. Lors des projections que nous avons fait, c’est cela qui touche beaucoup. Les spectateurs sont à la fois émus, mais aussi parfois un peu agacés par ce personnage. Ils se demandent pourquoi il ne réagit pas. Mais en même temps, ils se rendent compte que nous serions pareils. Mon personnage se comporte comme beaucoup de gens, en fait. On rêve de se comporter idéalement, mais personne ne se comporte idéalement. C’est une quête.

    Le film pour moi, c’est un peu l’accouchement d’un père. C’est-à-dire que tant que sa femme était là, il était dans une sorte de confort-inconfort, d’être l’artiste, de se poser des questions d’artiste, de création, de motivation... Il était dans une sorte de bulle, une petite autarcie mentale, un peu foutraque. Avec l’absence de sa femme, il est obligé de regarder ses enfants, de tourner la tête vers eux vraiment.

    Philippe Torreton et Armande Boulanger dans "La Pièce manquante" © Ivan Mathie

    Vous évoquiez il y a quelques temps dans une interview sur Europe 1 la réactivité du cinéma américain sur les sujets d'actualité, que vous étiez admiratif de cela, alors qu'en France, cela reste assez rare...

    Oui, ces films ont du mal à percer en France. Pourtant, il y a tout ce qu’il faut. Il y a des réalisateurs qui ont envie de faire ça, des scénaristes qui écrivent sur des sujets très contemporains, d’actualité, mais ça ne passe pas la rampe de la production, du financement. Nous n’avons pas cette culture de réactivité. Mais, de façon générale, nous mettons beaucoup de temps à nous rendre compte de ce qui se passe dans ce pays.

    Je le subis d’une certaine façon. J’ai une réputation d’être un acteur engagé parce que je fais état de mon opinion politique, de mes idées, et je suis très étonné d’une sorte de réactivité négative autour de ça, alors que c’est juste un débat d’idées. Je conçois absolument qu’on ne soit pas du tout d’accord avec mes idées politiques. Sauf qu’on ne m’interpelle pas là-dessus.

    "Nous n’avons pas cette culture de réactivité comme aux Etats-Unis"

    On m’interpelle en me disant « qui es-tu toi pour te mêler de ça ». Et pas sur l’objet même de ce que je peux dire ou écrire, même quand c’est positif d’ailleurs. Un comédien a le droit de vote, il participe à la vie de ce pays. C'est comme si le monde des artistes était un monde où l’on raconte des histoires un peu drôles, un peu sentimentales pour que les gens puissent rêver, rire…Et puis après, il y a les choses sérieuses...

    Quand les Américains font des bons films, ce qui leur arrive souvent, sur leur histoire contemporaine, ça aboutit sur des films qui ont une vraie valeur cinématographique, et qui en plus interroge vraiment l’histoire récente. Nous le faisons un peu, mais nous avons du mal à financer ces films.

    Philippe Torreton dans "Présumé coupable" de Vincent Garenq (2011) © Mars Distribution

    Vous avez évoqué des projets qui ne se sont pas montés. Quels sont ces projets ? Sont-ils toujours en cours ?

    Il y a une comédie, qui pour l’instant reçoit de bons échos, mais dont le sujet est un peu sulfureux. Elle parle du monde des libertins. La première réaction porte sur la comédie pour adulte : « ah, comédie pour adulte, ça va peut-être être interdit aux moins de 12 ans, peut être que… »

    Les financiers du cinéma aiment bien catégoriser les films. Une comédie doit être familiale ou ne pas être…  Les gens se comportent comme si on savait faire des succès, mais on ne sait pas faire des succès! Personne ne sait.

    "Les financiers du cinéma aiment bien catégoriser les films"

    Ce qui compte, c’est l’envie de faire des films. Est-ce que ça vous fait rire ? Est-ce que vous êtes morts de rire en lisant le scénario ? Oui ? Alors, faites confiance, on verra bien qui vient voir le film ! C’est un peu soûlant cette façon de catégoriser les films, les œuvres,  de prétendre savoir ce que veut le public à un moment donné ou quel est le public. Je ne sais pas quel est le public…

    Cela fait plus de 100 fois que je joue Cyrano au théâtre, je ne sais pas quel public vient voir Cyrano. Nous n'avons pas monté Cyrano comme ça en se disant on va toucher tel public. Non, on monte Cyrano, point. Avec nos idées, notre envie de faire ça, et puis on voit.

    C’est vrai que le cinéma engage plus d’argent. Ça fait un peu plus réfléchir avant de signer les chèques, mais tout est question de proportion. Proportionnellement, un projet de théâtre peut couter très cher aussi.

    "Le monde est incroyable et on fait des films sur notre nombril !"

    Mais comme la télé domine un peu beaucoup, on dit « ben oui, mais est ce que le film va pouvoir être diffusé un soir en prime time, etc. ». Cela conditionne beaucoup les choses, ça empêche un parfum de liberté aussi… Donc on fait plein de films, on est le pays d’Europe qui fait le plus de films, mais j’ai l’impression qu’on se cantonne aux mêmes sujets : les histoires sentimentales et les comédies familiales. Et de temps en temps, il y a des petits objets qui percent, un peu différents, souvent montés avec des bouts de ficelle.

    Le monde est incroyable et on fait des films sur notre nombril ! Qu’est-ce que ça veut dire d’avoir 20 ans, d’aimer une fille quand on est une fille, les amours à 40 ans, le divorce… On a l’impression que la France découvre qu’on divorce ! La France cinématographique découvre qu’un  week-end sur deux, machin… On n’en finit pas d’interroger ces sujets !

    "On n'en finit pas de faire un cinéma un peu urbain, parisien"

    De temps en temps, dans ceux-là, il y a des bons films aussi, il y a des bonnes comédies, des bons films sentimentaux. Mais on n’en finit pas de faire un cinéma un peu urbain, un peu parisien même, et pour contrebalancer ça, on fait de la grosse comédie bien popu, bien baveuse comme les omelettes… C’est un peu dramatique.

    Mais il y a plein de gens qui piaffent d’impatience. Je ne suis pas le seul. Il y a plein de scénaristes, plein de réalisateurs, qui ont des sujets formidables, mais qui ont du mal.

    Philippe Torreton dans "La Pièce manquante" © Ivan Mathie

    Est-ce qu’une solution ne serait pas de franchir le pas de la réalisation ?

    Oui, j’y pense et je n’y pense pas. J’ai un projet. Mais il faudrait que j’ai un peu de temps pour écrire. En tout cas, je prends plaisir à imaginer une histoire. Je laboure mon petit sillon. On va voir, d’abord, si j’arrive au bout de l’écriture, et si j’y arrive, est ce que ce sera pertinent que je le réalise ou pas, que je joue dedans ou pas. En tout cas, pour l’instant, ce qui me plait, c’est de développer cette histoire et on verra bien.

    Quel est le sujet de ce scénario ?

    Ça se passe en Afghanistan. Je voudrais, si ça se fait, le tourner là-bas, en équipe réduite. Ça pourrait être un remord français vis-à-vis de l’Afghanistan. Un film dont le personnage central serait cette nostalgie-là, d’avoir raté un rendez-vous historique avec l’Afghanistan, en la personne de Massoud à qui on n’a pas fait confiance. J’essaye de raconter ça, ce manquement.

    "Un film en Afghanistan, tourné en équipe réduite"

    L’Afghanistan est un des rares pays que nous n’avons pas colonisé d’abord, nous n’avons pas envoyé d’armée, de curé, d’instituteur… Nous avons juste envoyé des artistes et des géologues, des archéologues. Il y avait un sentiment pro-français formidable en Afghanistan. C’était un des rares pays où nous avions un lien culturel, artistique et scientifique. On a tué personne là-bas, jusqu’à un certain temps. Et à un moment donné, ce pays avait besoin, entre autres, de nous. Et nous n’avons pas fait confiance. Donc j’essaye de raconter ça, mais ce n’est pas facile. Je n’ai pas d’objectif de de date.

    Je ne sais pas si la solution est de passer par la réalisation. On se retrouve toujours face à ces chaines de télévision qui financent… Ou ces distributeurs qui décident de l’avenir d’un film. On peut avoir plein de belles énergies, de gens qui ont envie de faire des choses, des choses peut-être même différentes, mais si il n'y a personne pour nous financer et nous faire confiance, ça ne donne rien. Donc je ne suis pas sûr que la solution soit ça.

    "Je rêve d’un projet où l’on pourrait associer les théâtres nationaux et la distribution de certains films"

    La solution, c’est d’arriver peut être à trouver des circuits de distribution différents, de s’associer. Je rêve d’un projet où l’on pourrait associer les théâtres nationaux et la distribution de certains films.

    Est-ce qu’on continue à envoyer comme ça des films se faire laminer dès le premier jour parce qu’on prétend qu’il n’y a que comme ça qu’on diffuse les films ? Peut-être qu’il faudrait réaliser un circuit de distribution B, qui soit différent, décalé, et pourquoi pas en s’associant avec des théâtres, de façon à pouvoir avoir une possibilité d’existence des films ?

    On nous parle toujours du bouche à oreille, mais ça fait des années que le bouche à oreille n’est plus possible en France. Si on ne maintient pas un film, il n’y a pas de bouche à oreille. On ne peut pas attendre le bouche à oreille, on sera déjà sorti quand les gens diront « finalement il est pas mal ce film ». Tout le monde se cache derrière ça et ça n’existe pas ! Ca ne peut pas exister. On a tué le bouche à oreille. Et ce n’est pas les quelques exemples par année qu’on va me sortir qui vont me prouver le contraire. Sinon, je vous cite 150 exemples à l’inverse.

    "On a tué le bouche à oreille"

    Et par Internet ? Pourquoi pas des salles virtuelles où les gens pourront télécharger les films et les voir chez eux ? L’important c’est que les films soient vus. Je préfère 300 000 personnes qui téléchargent notre film sur Internet que 3 000 personnes dans des belles salles en tout et pour tout.

    Réservons peut être les écrans traditionnels pour le commerce. Il y a des films qui ne peuvent pas rivaliser. Même l’art et essai est acculé à des résultats chiffrés. Malgré le courage de plein de gens dans ce milieu, il faut trouver des solutions pour que les films -qu’on arrive quand même à produire, qui sont un peu différents, avec peut-être un peu moins de vedettes à l’écran, des sujets plus difficiles, des premiers films, etc.- aient une possibilité d’existence. Mais comment ? Il faut réfléchir à la distribution des films, sinon ça ne sert à rien, si c’est pour se faire massacrer.

    La bande-annonce de La Pièce manquante de Nicolas Birkenstock :

    La Pièce manquante

    La Pièce manquante Bande-annonce VF

    Propos recueillis par Brigitte Baronnet, à Paris, le 11 mars 2014

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