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    Le Semeur : Marine Francen signe un film "sur ce que c’est qu’être une femme"

    Nous sommes en 1852. L’armée de Napoléon III prive un village des Cévennes de sa population masculine dans Le Semeur, premier long métrage de Marine Francen. Entretien avec nouvelle une cinéaste au ton politique.

    ARP Sélection

    AlloCiné : Votre premier long métrage est l’adaptation d’un court récit qui s’appelle "L’Homme semence", de Violette Ailhaud.

    Marine Francen : C’est un récit qui ressemble plus à un poème en prose qu’à une nouvelle. C’est très court, une vingtaine de pages, et écrit comme un récit biographique que raconte Violette Ailhaud, qui n’est pas une auteure à part entière. Elle raconte juste ce qui lui est arrivé dans son village. Elle a transmis ce texte à la fin de sa vie par voie testamentaire, en demandant que son récit soit offert à une jeune femme de sa descendance, une fois que toutes les personnes directement touchées par ses révélations seraient mortes.

    On découvre donc cette histoire à peu près cent ans après les faits ?

    M.F. : Oui, même un peu plus puisque c’est arrivé en 1852. La descendante n’a découvert ce texte qu’en 1952 avant de le faire publier à la fin de sa propre vie. Le texte, écrit à la première personne, n’est pas écrit de façon linéaire. Violette Ailhaud fait des allers-retours chronologiques. Elle s’attarde beaucoup sur ses sentiments et sur ses sensations corporelles. Elle n’installe pas de relations avec des personnages secondaires, mais la trame générale est là. Les hommes du village disparaissent, raflés par les soldats de Louis-Napoléon Bonaparte, et les femmes scellent entra elles un pacte : elles se partageront un homme qui va arriver.

    Ces femmes entrent en résistance politique de manière très simple, avec leurs corps.

    Qu’est-ce qui vous a donné envie d’en tirer un film ?

    M.F. : J’ai trouvé que c’était un texte qui parlait magnifiquement bien du désir féminin. Ces femmes entrent en résistance politique de manière très simple, avec leurs corps. Elles défendent les valeurs républicaines de liberté, égalité, fraternité sans le scander dans des discours, mais par des choix de vie. Ce récit a une force d’engagement politique très simple et spontané. Il raconte ce désir féminin comme une pulsion de vie fondamentale, très première, presque animale. Donner la vie pour lutter contre la mort qui rôde autour d’elles et qui met en péril leur liberté de rester dans ce village. Le sujet m’a inspirée, mais l’écriture aussi : elle a une grande force poétique. Avec quelques mots, quelques images, elle déploie un style puissant et troublant. Je me suis dit que c’était un défi excitant d’imaginer une transposition dans un film, surtout pour les choix de mise en scène que cela implique.

    L’écriture s’est faite facilement ?

    M.F. : Ça a été très long : j’ai mis trois ans. J’ai écrit seule la première version. La productrice Sylvie Pialat a trouvé que j’étais allée un peu trop vite. Elle m’a demandé de revenir au traitement et de reprendre quelques parties qui ne marchaient pas exactement comme on le souhaitait. C’est à ce moment que j’ai commencé à travailler en collaboration avec Jacqueline Surchat, rencontrée dans un atelier de scénario au Québec. J’aimais beaucoup sa façon de travailler. J’ai quand même gardé la main sur l’écriture : on se voyait, on cherchait, mais je n’ai pas réussi à laisser quelqu’un écrire à ma place. A la toute fin de la fabrication du scénario, Jacques Fieschi nous a aidées à améliorer les dialogues et à trouver une meilleure mise en place pour le film.

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    Le financement aussi a été complexe ?

    M.F. : Sylvie Pialat est très exigeante sur l’écriture, mais heureusement, car une fois que nous étions contentes de notre scénario, quatre mois ont suffi pour trouver le financement. Cela dit, s’agissant d'un premier long métrage et si vous ne voulez pas vous soumettre aux pressions de casting bankable, ce qui était mon cas, on ne vous donne pas énormément d’argent. Nous nous sommes retrouvées avec un budget trop maigre pour ce que nous devions tourner. Très peu de temps avant de commencer le film, on m’a supprimé une semaine entière de tournage, ce qui a exigét de vraies coupes dans le scénario.

    Déjà deux prix pour votre film, à Saint-Sébastien et à Saint-Jean de Luz !

    M.F. : Oui, le film a un beau parcours en festivals. J’ai décroché le prix de la meilleure jeune réalisatrice à Saint-Sébastien et le prix du jury jeunes à Saint-Jean-de-Luz. C’est très encourageant et ça nous aide à vendre notre film à l’étranger. Et puis ça le distingue de tous ceux qui sortent. Quant à moi, cela m’aide évidemment à me lancer sur mon long métrage suivant, qui est déjà en cours d’écriture. C’est un projet que j’avais écrit avant Le Semeur et que je suis en train de reprendre. Il s’agit d'un film aux antipodes de celui-là, presque 100% masculin. Ça parlera de l’amitié fusionnelle entre deux hommes qui se connaissent depuis l’enfance, sur un fond historique qui impacte cette relation. Ça se déroule entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la Guerre d’Algérie. L’histoire est inspirée d’un fait divers que j’ai relevé dans un journal.

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    Le Semeur, c’est presque l’opposé du cinéma hollywoodien. C’est un film emmené par des femmes, où le seul homme du film est un objet de désir.

    M.F. : Je voulais rester la plus fidèle possible à la force poétique du récit et à la sincérité du regard posé sur le désir féminin. Quand j’ai commencé à travailler le scénario, on m’a parlé des Proies de Don Siegel. Je me suis dit que c’était le film opposé que je voulais faire. C’est un film intéressant, mais selon moi caricatural dans sa vision du désir féminin. C’est un regard masculin presque un peu machiste sur cette question. Toutes les femmes tombent en pamoison devant ce soldat qui débarque dans leurs vies et elles se déchirent entre elles. Je voulais fuir ça et montrer quelque chose de plus intériorisé, corporel. A travers le désir féminin se pose souvent la question du désir d’enfants, plus ou moins conscient. Et dans ce désir, il y a quelque chose d’animal qui envahit les femmes. On peut avoir un désir obsessionnel d’enfant qui n’est même pas quelque chose qu’on a dessiné dans sa tête. C’est un truc hormonal qui peut nous travailler et même pousser certaines femmes à avoir des enfants alors que la situation ne s’y prête pas. Certaines font un enfant bien qu’elles ne soient pas heureuses dans leur couple – ou sans qu’il y ait même de couple installé. Ou, comme dans mon film, des femmes en temps de guerre se retrouvent sans leurs hommes et éprouvent ce désir d’enfant comme une pulsion de vie pour lutter contre la mort. C’est ce qui les tient debout. C’est ce qui fait que la vie perdure à travers les siècles. Donc leur désir sexuel, de façon psychanalytique, est lié à une lutte contre la mort. C’est beau et assez dense dans ce récit. J’ai voulu le mettre en scène avec pudeur par moment, et une certaine crudité, mais sans vulgarité. Je voulais à tout prix fuir le crêpage de chignon entre ces femmes, qui aurait pu être une tension narrative soudaine. Il y a une tension qui monte : le désir circule chez ces femmes et crée des jalousies. Mais je voulais montrer qu’elles tiennent quelque chose entre elles, malgré ce tabou brisé. Elles incarnent ainsi la valeur de fraternité qui est un des enjeux qu’elles défendent dans ce film à travers la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité.

    Vous filmez vos actrices d’assez près. Etait-ce pour rendre justice à la sensualité du texte d’origine ?

    M.F. : J’ai voulu éviter le carcan que peut-être le film historique, et je ne voulais pas que mon film soit trop classique. C’était important qu’il ait une forme de modernité. Tous les thèmes du livre que l'on retrouve dans le film sont très actuels. On peut avoir l’impression, à entendre des débats sur ces sujets, que ce sont des questions qui découlent de notre société contemporaine, alors qu’elles se posent depuis toujours. Les mettre en scène dans un contexte historique nous permet d’y réfléchir autrement. En d’autres temps, les gens y répondaient à leur façon et trouvaient d’autres solutions. J’ai aussi essayé de faire un film peu bavard, incarnant aussi les sensations des femmes dans leurs corps. Ça se retrouve également dans le texte : Violette Ailhaud raconte les sensations corporelles. C’est pour ça que la caméra n’est pas trop spectatrice de ces filles. Cette tension était nécessaire pour qu’on soit collé à elles, à leurs corps, à ce qu’elles ressentent, aux bruits qu’elles entendent. Bien des scènes ne sont construites que sur des regards. Le format 4/3 du film est là pour nous donner le sentiment que ces femmes sont acculées, enfermées dans ce lieu, et aussi pour donner une dynamique à l’image et me permettre de filmer caméra à l’épaule. Ça nous évite aussi le côté carte postale, la beauté des lieux un peu figée d’une grande fresque.

    Je ne voulais pas de regard misérabiliste sur ces paysans de la campagne qui vivent avec trois fois rien.

    Comment avez-vous travaillé la reconstitution historique ?

    M.F. : Il me fallait une cohérence entre ce que vivaient mes héroïnes, l’état d’esprit de l’époque, les conditions de vie et ce qu’on racontait. Mais je m’en fichais d’avoir des costumes ou des objets utilisés plutôt dix ans plus tôt ou dix ans plus tard. Je n’étais pas là pour reconstituer précisément ce qui se passait en 1850 en France. J’ai dit à mon équipe qu’on pouvait se permettre un peu de liberté sur ce sujet. J’étais davantage concentrée sur l’esthétique de l’image de mon film. Tout a été pensé au niveau des couleurs, des matières, etc. J’ai choisi chaque objet avec l’accessoiriste. Dans les scènes d’intérieur, tout ce qu’on voit sur une table a été soigneusement sélectionné. Je ne voulais pas de regard misérabiliste sur ces paysans de la campagne qui vivent avec trois fois rien. J’ai dû trouver un équilibre entre un parti pris esthétique et une justesse dans le côté historique. 

    Vous répétiez avec une scénographie très précise ou vous laissiez beaucoup de liberté à vos comédiens ?

    M.F. : Comme on avait peu de temps de tournage, il a fallu être malin dans le découpage des scènes. Le 4/3 nous imposait une façon différente de les découper. Filmer un groupe dans un format carré, c’est autre chose que dans un format panoramique. Toute la mise en scène a été très liée au choix du format. Je réfléchissais chaque scène pour éviter le sentiment de tomber dans du déjà-vu. J’ai beaucoup demandé à mon chef opérateur [Alain Duplantier, ndlr] des solutions pour éviter de tomber dans la facilité. On avait plusieurs scènes dans des lieux récurrents : au lavoir, dans les champs, etc. Il fallait trouver pour chacune une nouvelle façon de filmer alors que les personnages font à peu près la même chose. Il ne fallait pas retrouver les mêmes plans dans les mêmes lieux, sinon le spectateur s’ennuie.

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    Vous choisi de vous tourner vers des acteurs professionnels. Vous n’avez pas été tentée par l’idée de prendre des débutants ?

    M.F. : Il y a dans la distribution de jeunes comédiennes qu’on n’a pas encore vues souvent. Mais je voulais travailler avec des acteurs solides. Tourner avec des non-professionnels exige un long casting très en amont, pour trouver la perle rare. Je trouvais ça super de constituer un groupe de comédiennes et de leur donner leur chance. Je n’ai pas cherché à avoir une tête d’affiche. Je n'ai pas choisi mes actrices en me disant que je voulais des gens qui correspondaient à tel type de cinéma. J’ai fait ma distribution sans a priori. Je voulais des physiques et des âges différents pour raconter toute l’évolution d’une femme. C’était important de ne pas en faire des paysannes de l’époque caricaturales, bourrues, ni de petites parisiennes pas crédibles dans leurs costumes.

    Quelles étaient vos références cinématographiques pour ce film ?

    M.F. : Je n’ai pas essayé de me comparer, mais je suis allée voir des films qui m’ont nourrie en faisant le mien. Les films de Jane Campion, par exemple, qui travaille beaucoup sur les sensations du corps. Ou les films d’Andrea Arnold, que j’aime beaucoup. Je ne pense pas que ce soit un hasard s’il s’agit de deux femmes.  Robert Bresson est aussi un cinéaste qui compte beaucoup pour moi. Mais ma boussole pendant toute l’écriture, c’était la filmographie d’Artavazd Pelechian qui parvient, sans dialogue, juste par le montage et la musique, à une puissance des sensations et des sentiments. Pour ma part, je n’ai pas voulu utiliser de musique pour être au plus près du corps des actrices, sans cette béquille pour guider le spectateur.

    Votre film est politique. Il sort au moment où une affaire de mœurs secoue l’industrie hollywoodienne. Ça compte, pour vous ?

    M.F. : Au-delà des thématiques politiques brassées dans le film, je suis contente qu’un film puisse porter ces valeurs non pas en scandant une idéologie mais en montrant des gens qui font des choix de vie et de résistance. Oui, c’est un film très politique. Avant tout, mon film demande : "Qu’est-ce qu'’être une femme ?". Quand on enlève tout, le contexte historique, culturel, etc., que reste-t-il ? Pourquoi se sent-on une femme et pas un homme ? Qu’est-ce qui fait la différence ? C’est ça qui traverse le film et c’est vrai que l’actualité et mon film résonnent. Mais moncefilm n’est pas là pour répondre à une éventuelle question. Cependant, c’est un film écrit et réalisé par une femme, avec essentiellement des femmes, produit par une femme, distribué en France et à l’international par des femmes. C’est vraiment un film de femmes, sur les femmes et qui pose un regard sincère, cru et simple sur ce que c’est qu’être une femme. Il est aussi très loin de la diabolisation des hommes que j’essaie de fuir à tout prix.

    La bande annonce du Semeur de Marine Francen, dans les salles le 15 novembre 2017

     

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