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    Un grand voyage vers la nuit : "Pour moi, la mémoire du cinéma, c'est celle de la perte d'une femme"

    Le réalisateur chinois Bi Gan n'a que 29 ans. Pourtant, son deuxième film, "Un grand voyage vers la nuit", en salle dès aujourd'hui, est criant de maturité et a tout du chef-d'oeuvre. Rencontre.

    Bac Films

    Au moment de rencontrer un cinéaste de 29 ans qui a réalisé l'un des plus beaux films qu'il ait été donné aux festivaliers de découvrir à Cannes en mai dernier, on est un peu impressionné. Bi Gan est humble, il plaisante, ne se prend pas au sérieux. D'abord, il invoque le hasard pour expliquer comment il a fini par faire des films. Puis, au détour d'une question innocente, le jeune réalisateur chinois en dit davantage sur lui-même et donne à comprendre son oeuvre et son cinéma. 

    AlloCiné : Quel a été le point de départ de votre inspiration pour cette histoire ?

    Bi Gan : Quand j'ai fait Kaili Blues [son premier film], j'ai tourné une scène à côté d'un immeuble. Tout l'environnement du bâtiment m'a fasciné et j'ai décidé que j'écrirais une histoire pour le filmer. Ça a donné Un grand voyage vers la nuit.

    Le rapport au temps, à la manière dont le passé, le présent et le futur se mêlent, était quelque chose qu'on trouvait déjà dans Kaili Blues et qu'on retrouve ici. D'où vous vient ce rapport au temps si particulier ?

    Ce mélange était déjà présent dans Kaili Blues, mais de manière brouillée et inconsciente. D'ailleurs, j'avais utilisé une phrase bouddhique pour endiguer ces différences temporelles, pour que le spectateur ne se perde pas complètement dans le film. Cette fois-ci, je suis plus clair avec les temporalités. Le temps est celui du récit : quand on change de temporalité, on change de scène. J'aime ce mélange et je pense que c'est certainement dû à la nourriture où à l'alcool. (Rires)

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    Vous êtes très jeune, pourtant cette histoire respire la maturité. Quel est votre secret ?

    Dans l'histoire du cinéma, et surtout du cinéma français, il y a eu des cinéastes encore plus jeunes que moi ! Je pense que ça n'a rien d'exceptionnel, tout arrive au bon moment. J'ai déjà oublié la douleur et je ne me souviens que des moments joyeux, mais objectivement, gagner en maturité, c'est très difficile. Quand j'ai réalisé Kaili Blues, je n'avais absolument aucune idée de comment faire un film. Là, c'était un peu pareil, j'ignorais même comment utiliser un talkie-walkie, donc je criais tout le temps, jusqu'à ce que mon assistant me dise que ce serait quand même plus pratique que je me serve du talkie. Évidemment, dix minutes après, je l'avais déjà perdu. Trêve de plaisanterie, c'était extrêmement compliqué, car il me fallait concilier l'approche artistique et l'approche pratique, qui était complètement nouvelle. C'est pour ça d'ailleurs que j'ai mis plus de temps que prévu et eu besoin de plus de budget que prévu.

    Vous faites intervenir la 3D en cours de film, en accord avec la narration. On peut dire qu'il y a une dimension expérimentale. Comment est intervenu ce choix ?

    Avant le tournage, tout le monde me demandait de raconter le film, mais ce n'est pas ma manière de faire, donc je disais aux gens : « C'est un film classique et moderne en même temps. » Ce que je voulais dire par là, c'est que si on regarde bien dans l'histoire du cinéma, la 3D et la 2D marchent parallèlement depuis très longtemps : ce n'est évidemment pas mon invention. La dimension moderne consiste à mettre cette pratique classique au service de ce que je voulais raconter, au travers de la mémoire et des rêves. Si vous voulez savoir comment m'est venue cette idée, je vous répondrai que c'est certainement lié à la nourriture ou à l'alcool ! (Rires)

    Qu'est-ce qui vous a amené au cinéma et quels ont été vos influences en particulier pour ce film ?

    J'habitais dans une ville qui est très loin du cinéma, donc c'est plutôt par hasard que j'ai commencé à faire du cinéma. C'était plutôt un rêve utopique, d'abord, comme si je disais à mes parents que je voulais construire un vaisseau spatial. Si j'avais vécu il y a cinquante ans, je serais probablement devenu écrivain. C'est le développement des technologies qui m'a offert la possibilité de faire du cinéma. Pour Un grand voyage dans la nuit, c'était le lieu qui m'a vraiment inspiré, comme je vous le disais, mais aussi mon envie pressante, physique, de faire un autre film. C'était naturel.

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    Comment avez-vous travaillé sur cet incroyable plan-séquence ?

    C'est aussi fou pour moi, je ne me suis jamais vraiment posé la question. Ce que j'ai fait, c'est donner au département technique mon nouveau scénario à chaque fois qu'il évoluait et à chaque fois, ils étaient obligés de changer d'organisation. Je ne suis pas spécialiste de la technique, mais je refuse d'être limité par cela. On a fait de nombreux tests in situ, en utilisant différentes caméras, des machineries, différents objectifs, en réfléchissant à la manière de relier les machines ensemble et de les faire fonctionner. Ce sont des essais de routine, en fin de compte !

    Quel est votre premier souvenir de spectateur ?

    Les films de l'acteur et réalisateur hongkongais Stephen Chow ! C'était avant le divorce de mes parents. Ils m'emmenaient très souvent dans l'unique cinéma de Kaili. Au moment de leur séparation, ils continuaient à m'emmener voir des films ensemble et c'étaient toujours des films de Stephen Chow, mais je remarquais les différences dans leur relation. Par exemple, ils ne se tenaient plus main. Après le divorce, c'est mon père qui m'emmenait seul au cinéma voir les films de Stephen Chow et je ne voyais plus qu'un homme solitaire regarder un film. Pour moi, la mémoire du cinéma, c'est la mémoire de la perte d'une femme. Dans les films de Stephen Chow, Stephen Chow arrive toujours à trouver l'amour parfait et c'est le contraire de la vie. C'est pourquoi j'aime le cinéma.

    DR

    Votre film évoque beaucoup Le Miroir, d'Andreï Tarkovski. On imagine sans peine que vous l'avez vu ?

    Oui, bien sûr, je l'ai vu. Je cherche sans arrêt mes inspirations chez Tarkovski : une certaine beauté du cinéma, un regard attentionné vers la nature, un mystère qui se perce brutalement et toujours la nostalgie de l'enfance. Il portait plus d'attention à son enfance qu'aux héros de ses films et c'est le cas du Miroir.

    Le montage d'Un grand voyage vers la nuit que les gens découvrir en salle est-il le même que celui présenté à Cannes ?

    Non, et c'est même très différent. La nouvelle version sera davantage comme un conte, elle se rapproche plus de ce dont je rêvais. Je décrirais plutôt la version de Cannes comme une explosion de mes passions. J'aime les deux, mais la version salle sera peut-être la version la plus intéressante. 

    Quels sont vos projets ?

    Je vais me reposer d'abord ! Je voudrais faire une adaptation d'un roman, mais j'ignore encore lequel. Je voudrais changer encore une fois ma vision du monde.

    La bande-annonce d'Un grand voyage vers la nuit :

     

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