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    Cuban Network en VOD : interview en confinement avec Olivier Assayas
    Brigitte Baronnet
    Passionnée par le cinéma français, adorant arpenter les festivals, elle est journaliste pour AlloCiné depuis 12 ans. Elle anime le podcast Spotlight.

    A l'occasion de la sortie avancée de "Cuban Network" en VOD, entretien en confinement avec le cinéaste Olivier Assayas, qui évoque également avec nous sa façon de vivre ce moment, en écrivant une série dérivée de son film "Irma Vep". Interview.

    Memento Films Distribution

    Après Doubles vies avec Juliette Binoche et Guillaume Canet, sorti début 2019, changement de registre à nouveau pour le prolifique cinéaste Olivier Assayas. Avec Cuban Network, sorti dans les salles en janvier dernier, et déja disponible en VOD, il signe un nouveau film dans la veine de Carlos, déjà avec Edgar Ramirez, s'intéressant à une histoire vraie : Début 90, un groupe de Cubains installés à Miami met en place un réseau d’espionnage. Leur mission : infiltrer les groupuscules anti-castristes responsables d’attentats sur l’île.

    AlloCiné : Cuban Network impressionne par son ambition, le nombre de pays où vous avez tourné, ses décors nombreux... Diriez-vous que cela représentait votre plus gros défi en tant que réalisateur ? 

    Olivier Assayas, réalisateur : Disons que j’aurai du mal à faire pire ou mieux que Carlos (sa série avec Edgar Ramirez sortie en 2010, Ndlr.) de ce point de vue ! Mais ça a été d’une certaine façon plus dur encore que Carlos. On a tourné l’essentiel du film à Cuba, mais dans un contexte politique très compliqué : il y avait des tensions autour de ce qu’il se passait par exemple au Vénézuela à l’époque où nous filmions à La Havane. L’économie cubaine est extrêmement dépendante de l’économie venezuelienne, et quand ça se passe mal au Vénézuela, il y a panique à bord à Cuba.

    J’avais un peu le sentiment d'aller à la guerre tous les matins !

    On était espionnés, surveillés, contrôlés… Certains jours, on ne sait pas pourquoi, il n’y avait aucun problème, tout allait bien, on obtenait ce qu’on voulait. Il y avait d’autres jours, on ne sait pas pourquoi, tout était interdit, on se retrouvait dans des galères pas possibles à résoudre des problèmes ineptes. Je l’ai déjà dit, mais c’est vrai : j’avais un peu le sentiment d'aller à la guerre tous les matins ! Je ne savais pas si j’arriverai à obtenir tout ce dont j’avais besoin pour faire ce que je faisais.

    La préparation a également été complexe…

    Dans des films difficiles, c’est hélas souvent le pire ! La préparation, c’est l’incertitude économique. D’abord, on ignorait si on aurait le droit de tourner à Cuba. On pensait plutôt que non. J’ai fait des repérages dans beaucoup de pays d’Amérique latine, où il y avait l’hypothèse de reconstituer une partie du Cuba des années 90. Sans succès d’ailleurs car on n’a jamais vraiment trouvé un lieu qui avait à la fois le charme, la beauté -qui a à voir aussi avec la décrépitude et la misère- de La Havane.

    Et puis, le film était quand même une entreprise un peu folle, parce que c’était un film franco-brésilien tourné à Cuba, parlé en espagnol, avec des acteurs qui sont à la fois des stars dans leur pays, mais assez peu en dehors. A l’exception de Penelope Cruz qui a une notoriété internationale, et dans une moindre mesure Gael Garcia Bernal. Le tout racontant une histoire dont on savait qu’elle serait polémique, problématique avec les Cubains de Miami, etc.

    Ca veut dire aussi qu’il y avait des pressions, des difficultés politiques à faire exister le film.  Je ne vous raconte pas les difficultés pour faire des choses élémentaires comme envoyer de l’argent pour pouvoir tourner à Cuba depuis la France... L’embargo est quand même très strict, donc ça veut dire qu’il n’y a que quelques banques par lesquelles il faut passer via Panama pour pouvoir tout simplement payer les Cubains qui préparaient le film avec nous.

    C’est à la fois aventureux, passionnant, fascinant, mais au jour le jour, assez dur.

    Tout a été extrêmement difficile parce que nous étions en train de faire quelque chose que personne n’avait jamais vraiment fait. C’est à dire tourner un film de cette difficulté, de cette ambition dans un pays où il n’y a pas la logistique élémentaire pour le faire. Il y avait besoin de bateaux, il n’y en avait pas. Il y avait besoin d’avions privés, il n’y en avait pas. On tourne des scènes aériennes, il n’y a pas d’hélicoptères. Quand je suis arrivé à Cuba, j’ai un peu halluciné ! Je n’imaginais pas que ça n’existait pas les hélicoptères à Cuba ! Ca n’existe pas ! On était obligé d’avoir recours à, certes, des hélicoptères, mais des hélicoptères de transport de troupes de l’armée, qui font la taille d’un semi-remorque ! Pour les bateaux, Cuba n’est pas un pays qui encourage sa population à acquérir des bateaux, car avec un bateau on s’enfuit et on va à Miami. C’est un pays où il n’y a pas de voiture, elle coute 200 000$, parce qu’ils en découragent l’acquisition car il n’y a pas d’essence pour mettre dedans. C’est à la fois aventureux, passionnant, fascinant, mais au jour le jour, assez dur.

    Comment le film a-t-il été reçu à Cuba ?

    D’abord, il a fallu obtenir l’autorisation. Elle a mis très longtemps à être obtenue, parce qu’elle a dû faire toute la voie hiérarchique, et on me l’a dit plusieurs fois donc je le crois : ça a fini chez Raoul Castro qui a lu le scénario et l’a approuvé au bout d’un cheminement extrêmement long dans les méandres de la bureaucratie cubaine.

    Pendant très longtemps, c’était non, non, non. Et tout d’un coup, quand ça devient oui, toutes les portes s’ouvrent. On a le droit de tourner dans la tour de contrôle de l’armée de l’air cubaine, ce qui est un truc totalement abracadabrant. On a le droit de tourner à bord des MIG. On fait décoller et atterrir des MIG... Des trucs dont on n’aurait jamais eu l’autorisation dans d’autres pays ! Quand politiquement ça s’est durci avec le Brésil, -changé de gouvernement et donc que le commerce avec Cuba a cessé, ou bien quand il y a eu la crise au Vénézuela qui a failli emporter le gouvernement Maduro-, ça devenait très tendu.

    On ressentait sur notre tournage les remous de la politique cubaine

    On ressentait sur notre tournage les remous de la politique cubaine, c’est à dire que quand ça se durcissait, c’était plutôt les durs du régime qui nous soutenaient, et quand ça s’assouplissait, c’était plutôt les modérés du régime qui nous soutenaient parce qu’ils voulaient donner l’image que c’était possible de tourner à Cuba, de donner une bonne image du pays, et donc c’était eux qui étaient bienveillants et nous autorisaient.

    Cuban Network
    Cuban Network
    Sortie : 29 janvier 2020 | 2h 07min
    De Olivier Assayas
    Avec Penélope Cruz, Édgar Ramírez, Gael García Bernal
    Presse
    3,2
    Spectateurs
    2,9
    Voir sur Netflix

    Mais après, j’avais très peur qu’au résultat du film, les Cubains, en général, trouvent que l’histoire représente le régime comme ce qu’il est, c’est à dire totalitaire et ne seraient pas très contents qu’on montre ça et ainsi de suite... Mais en fait, non ! Il y a eu le même processus : quand le film a été terminé et montré dans les festivals, des Cubains qui étaient là ont dû faire des rapports. Au bout d’un certain temps, on a compris qu’il n’y avait pas d’hostilité ouverte, de problèmes majeurs. S’il y en avait eu, on aurait su. Et puis, progressivement, ils nous ont demandé s’ils pourraient avoir une copie afin d’organiser une projection pour les officiels du régime.

    Au résultat, je pense que tout l’Etat cubain a vu le film et l’a validé

    Au résultat, je pense que tout l’Etat cubain a vu le film et l’a validé, et a autorisé une présentation du film dans le cadre du Festival de La Havane où il y a eu 3 projections devant 1500 personnes chacune, et il y en avait autant dehors qui ne pouvaient pas entrer. C’est devenu un gros truc à Cuba. J’ai commencé à ce moment-là à recevoir des correspondances de René Gonzales qui est donc le personnage principal du récit, celui qu’interprète Edgar Ramirez. Il était notoirement hostile au tournage, notoirement nous a mis des bâtons des les roues, et tout d’un coup il m’envoyait un message pour me remercier, me dire qu’il avait retrouvé dans le film des faits véridiques et il me remerciait d’avoir été fidèle à la vérité, etc. Ca m’a touché et j’ai trouvé ça aimable de sa part, mais c’est vrai que j’aurai préféré qu’il me soutienne au moment où il fallait nous soutenir plutôt que de venir au secours de la victoire !

    Dans votre précédent long métrage Doubles vies, vous souleviez des questionnements autour de la culture et sa dématérialisation, le numérique, etc. Auriez-vous pu imaginer quelque chose comme la situation que nous vivons actuellement, un jour, en faisant ce film ? La situation a, pour ainsi dire, accéléré ces questionnements sur les évolutions de notre accès à la culture notamment...

    Ce qui est en train de se passer aujourd’hui est tellement inouï, imprévu et on en mesure tellement peu ou mal ou difficilement les conséquences que c’est très difficile d’être prophète, ou en tout cas de prendre ces questions à bras le corps. Mais on se rend compte que l’économie numérique, la logique numérique, est ce qui fait tenir le monde ensemble. D’une certaine façon aujourd’hui, il est en train de se produire une forme de cataclysme duquel on ne sait pas très bien dans quel état on va sortir et si les gens vont continuer à aller acheter des journaux, etc.

    Ce qui est en train de se passer aujourd’hui est tellement inouï, imprévu et on en mesure tellement peu ou mal ou difficilement les conséquences que c’est très difficile d’être prophète

    Il se trouve que l’endroit où j’ai choisi de me confiner, c’est la maison de famille où j’ai grandi, dans la vallée de Chevreuse près de Paris. Donc je suis à la campagne dans un environnement qui est très étrange, parce que c’est la maison de mon père, ce n’est pas la mienne. Mon père est mort depuis plusieurs décennies mais la maison est restée à peu près telle qu’elle était à sa disparition. Je suis entouré d’une bibliothèque qui n’est pas la mienne, mais la sienne. Dans une maison décorée par lui, etc., etc. C’est la maison où j’ai grandi.

    J’ai l’impression d’être précipité dans le futur par l’usage par exemple de sites de livraison pour remettre la maison en état, faire fonctionner des trucs qui ne fonctionnaient plus, et en même temps, je suis en train d’écrire une série basée sur Irma Vep qui est commanditée par un distributeur américain qui est A24. Ce sont les deux extrêmes... Je me retrouve à la fois dans ma chambre d’ado et en même temps, je suis en train de faire un truc qui est purement XXIème siècle.

    Je me retrouve à la fois dans ma chambre d’ado et en même temps, je suis en train de faire un truc qui est purement XXIème siècle !

    Je suis en train d’écrire une série pour des gens que je connais à peine, que j’ai dû rencontrer 2 fois et avec qui j’échange des textos et des mails, et avec lesquels il y a un rapport on ne peut plus dématérialisé, donc c’est un sentiment indiscutablement très étrange ! A24 a un fonctionnement intelligent car il sait que les plateformes ont besoin de tout, et s'allie par exemple à Claire Denis pour son prochain film, et cherche des séries "de prestige" ou en tout cas qui génèrent de la notoriété, y compris médiatique, et a un dialogue plus facile avec les auteurs.

    Irma Vep
    Irma Vep
    Sortie : 13 novembre 1996 | 1h 38min
    De Olivier Assayas
    Avec Maggie Cheung, Jean-Pierre Léaud, Nathalie Richard
    Spectateurs
    2,9
    Voir sur Mubi

    Et en écrivant, vous ne savez pas quand et comment vous allez pouvoir tourner !

    Aujourd’hui je n’ai pas la moindre idée honnêtement dans quelle condition et comment on va pouvoir recommencer à faire des films. Je pense qu’aujourd’hui, on ne mesure pas encore la gravité, ou en tout cas le bouleversement qui est en train de se produire. Quand je lis des trucs du genre "on va mettre des équipes de cinéma en quarantaine", qu’"on va tourner les séquences de figuration à la fin du tournage au cas où il y aurait quelqu’un qui mourrait du Covid suite au tournage pour que ça ne pose pas trop de problème aux compagnies d’assurance"… Honnêtement, je suis un peu halluciné !

    Pour que les conditions de sécurité ou les conditions sanitaires élémentaires soient rétablies -du point de vue du cinéma en salles, du point de vue du théâtre en salles, et du point de vue du tournage de films-, je redoute que pas mal d’eau ait coulé sous pas mal de ponts.

    Je n’envisage rien qui ressemble à un tournage avant l’été 2021, dans le meilleur des cas

    Mais pour ce qui me concerne, c’est un travail d’écriture au long cours. Au début, je n’étais pas du tout sûr que j’avais envie d’écrire toute cette série qui prendrait pour point de départ mon film Irma Vep que j’avais fait il y a un certain temps, et à partir duquel je déclinerai sous forme de 8 films d’une heure... Je pensais que je n’allais pas tous les écrire, pas tous les réaliser, etc. Et maintenant je me dis que j’ai devant moi le temps qui me permet peut être d’en faire quelque chose de très ambitieux. Il y a moyen de beaucoup s’amuser, d’essayer des trucs… Mais je n’envisage rien qui ressemble à un tournage avant, je ne sais pas, l’été 2021, dans le meilleur des cas.

    On a l’impression que vous avez toujours un projet d’avance, que vous êtes toujours sur le point de tourner quelque chose, et c’était le cas justement lorsque nous nous étions rencontré pour une interview sur Doubles vies en décembre 2018, où vous vous apprêtiez à tourner Cuban Network…

    Oui, j’ai vraiment littéralement enchaîné les deux. C’était un peu spécial.

    Doubles vies : rencontre avec Olivier Assayas, Guillaume Canet, Nora Hamzawi et Vincent Macaigne

    Encore un mot sur ce contexte particulier dans lequel nous nous parlons aujourd'hui : quel impact pensez-vous que cela aura sur les spectateurs, leurs habitudes, notamment en terme de VOD ou SVOD…

    Aujourd’hui, les gens prennent des habitudes différentes, et éventuellement, certaines de ces habitudes vont leur convenir. Des gens qui ne savaient pas faire marcher la VOD vont la faire marcher. Des gens qui n’avaient pas Netflix ou Amazon Prime vont s’en servir. Tout ce qu’on peut dire, c’est observer les tendances et les chiffres, et voir que Netflix a gagné 13,5 millions d’abonnés. C’est délirant. Et on ne parle même pas de Disney+, AppleTV… Oui, il y a des gens qui vont s’habituer à accéder au cinéma selon ces modalités là, et qui jusque là étaient resté fidèles à la salle. Qu’est-ce qui va se passer quand on va commencer à rouvrir les salles ? Je suis incapable de le dire, mais je ne serai pas le public cobaye ! 

    Cuban Network, avec Penelope Cruz, Edgar Ramirez, Gael Garcia, Wagner Moura, Ana de Armas est actuellement disponible à la location en VOD 

    Propos recueillis le jeudi 23 avril 2020

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