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    Lovecraft Country sur OCS : le racisme en question chez H.P. Lovecraft
    Olivier Pallaruelo
    Olivier Pallaruelo
    -Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
    Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

    Adaptation d'un roman ayant pour toile de fond l'Amérique ségrégationniste des années 50, "Lovecraft Country" est aussi un écho évident à la question du racisme chez H.P. Lovecraft, qui imprègne son oeuvre et sa construction intellectuelle.

    HBO

    Diffusée sur HBO depuis le 16 août et en exclusivité sur OCS en US+24, Lovecraft Country est une série adaptée d'un brillant roman écrit par Matt Ruff, que l'on peut résumer ainsi : un voyage au pays des monstres et du Ku Klux Klan. A la lisière de la science-fiction, du thriller, de l’horreur et de la satire, le livre plonge le lecteur en pleine Amérique ségrégationniste des années 1950, dont le propos reste d'une brûlante actualité.

    Hommage à la littérature Pulp et aux films de SF des années 1950, le récit est bien entendu, comme son titre le laisse clairement entendre, également un hommage à l'oeuvre et l'univers de l'immense auteur que fut H.P. Lovecraft, matrice absolue du fantastique et de la littérature horrifique. On le connait surtout comme le créateur d'un "Mythe de Cthulhu", devenu aussi célèbre, sinon plus, que lui. En une poignée de nouvelles, poèmes et essais, il a laissé derrière lui une incroyable matière ayant inspiré - et qui inspire encore- des générations entières d'auteurs et d'artistes, dans tous les domaines créatifs, que ce soit musical, bandes-dessinées, au cinéma, dans les jeux vidéo... Bien que le lectorat de Lovecraft fût limité de son vivant, sa réputation évolua au fil des décennies, et il est à présent considéré, avec Edgar Allan Poe, comme l'un des écrivains d'horreur les plus influents du XXe siècle. Stephen King, qu'on ne présente guère plus, le hisse au sommet de son panthéon personnel des auteurs.

    Une Amérique WASP par-dessus tout

    "Le rêve américain se réalise-t-il au détriment du Noir-Américain ? La réponse à cette question, terriblement complexe, dépendra de la position d'un individu au sein de la société, de son sens des réalités, de son système de réalité. Elle dépend d'idées si profondément ancrées en chacun de nous que nous en avons à peine conscience" peut-on entendre dans la série pilotée par Misha Green, elle-même Noire-Américaine. Derrière le folklore fantastique convoqué dans la série, celle-ci met en jeu le contrôle du corps de la personne noire, et son exploitation systématique par l'homme blanc.

    Au-delà de l'emprunt au bestiaire fantastique né de l'imaginaire débordant de H.P. Lovecraft, la question raciale au coeur de la série est aussi à mettre en parallèle avec le racisme qui irrigue l'oeuvre de l'auteur et la construction intellectuelle de celui-ci. Selon S.T. Joshi, critique littéraire et grand essayiste américain spécialiste des littératures de l'imaginaire et notamment de l'œuvre de H. P. Lovecraft., auteur de nombreux ouvrages sur le maître dont une biographie qui fait autorité, "on ne peut pas nier la réalité du racisme de Lovecraft ni simplement se contenter de le qualifier de typique "pour son époque", car il apparaît que l'auteur avait un point de vue très prononcé sur la chose. Il est par ailleurs inepte de nier l'influence de son racisme sur son œuvre".

    H.P. Lovecraft créé son œuvre dans un contexte de ségrégation raciale et des apparitions de théories eugénistes au tournant du siècle aux États-Unis. Toute au long de ses romans, son discours éclaire une idéologie parfois raciste, parfois antisémite qui se conforte dans sa correspondance privée, où l'on décèle une tendance au déclinisme.

    Lovecraft est né dans une société américaine où le racisme n'est pas seulement un élément culturel omniprésent : il en est le fondement historique, à travers la soumission et la relégation des peuples indigènes, puis le développement d'une économie fondée sur l'esclavage des Noirs. A l'époque où il écrit, la ségrégation est institutionnalisée. "Faire changer les choses pour parvenir à une égalité sans oppression ni discrimination raciale n'est encore que le rêve utopique d'une minorité éclairée; et celle-ci, perçue comme radicale et révolutionnaire, n'est pas très bien vue et n'a que peu d'influence, que ce soit au sein d'une bourgeoisie restée élitiste, ou d'une classe ouvrière blanche rassurée par la garantie qu'il y aura toujours plus bas qu'elle dans l'échelle sociale" écrit pour sa part Christophe Thill, spécialiste français de Lovecraft et coordinateur de la titanesque biographie consacrée à l'auteur, Je suis Providence, dans son ouvrage Le Guide Lovecraft (Actu SF Editions, 2018).

    Si sa position, en dehors de quelques constantes, a évolué au cours de sa vie, il reste que Lovecraft était un défenseur d'un ordre social rigide, hiérarchisé, rejetant viscéralement tout ce qui n'était pas WASP, l'acronyme de White Anglo-Saxon Protestant. Dans ses écrits, l'auteur associe couramment la vertu, l'intellect, la civilisation et la rationalité à la classe dominante WASP; les autres gens sont des idiots, malfaisants et corrompus.

    Même la ville de Providence, dans laquelle il est né, matrice de son oeuvre, joue un rôle non négligeable dans la xénophobie lovecraftienne. Historiquement possédés par des chefs indiens, les terres furent cédées au fondateur de la ville, Roger Williams, un colon né en Grande-Bretagne qui avait fui le Massachusetts pour des raisons religieuses. C’est pour remercier Dieu de ce don qu’il baptisa la ville ainsi. Cette ville, capitale du Rhode Island, le plus petit Etat des Etats-Unis, fut donc toujours un bastion WASP, éloignée des plantations esclavagistes du Sud des Etats-Unis. Une ville qui a cultivé l'entre-soi, s'est aussi tenue loin des vagues migratoires, contrairement à New York, vers laquelle convergeaient les canadiens français, les Asiatiques, les Finlandais, les Polonais, les Italiens, les populations d'Europe centrale, les Juifs fuyant les pogroms d'Europe, les irlandais, et bien entendu les afro-américains.

    De là ces commentaires de Lovecraft lorsqu'il découvre pour la première fois New York lors de son séjour en 1924, horrifié par le cosmopolitisme de cette ville qui ne trouve pas grâce à ses yeux. Une Sodome et Gomorrhe doublée d'un cloaque à ciel ouvert : "Les choses organiques - italo-sémitico-mongoloïdes- habitant cette abominable fosse septique ne pourraient être qualifiées d'humaines au prix d'aucun effort d'imagination. C'étaient de monstrueuses et nébuleuses esquisses du pithécanthropoïde et de l'amibe; vaguement façonnées à partir de quelque limon puant et visqueux issu de la corruption de la terre, rampant et suintant dans les rues sordides, ou à travers les fenêtres et les portes, d'une façon qui ne suggère rien d'autre qu'une infestation de vers, ou des créatures innommables du fond de la mer [...]".

    Toujours à New York, dans une lettre écrite à sa tante Lillian D. Clark en 1926, Lovecraft montre son aversion envers les Juifs : "La masse des Juifs contemporains est sans espoir, du moins en ce qui concerne l'Amérique. Ils sont le produit d'un sang étranger et sont les héritiers d'idéaux, de pulsions et d'émotions étrangers qui excluent pour de bon leur totale assimilation... De notre côté, il y a une répugnance à nous faire frissonner quand il s'agit de la plupart des races sémites... Ainsi, où que le Juif errant erre, il devra se satisfaire de sa propre société jusqu'à ce qu'il disparaisse ou qu'il soit balayé par une explosion soudaine due à notre détestation pour lui. Je me suis déjà senti capable d'en massacrer une vingtaine ou deux dans les bouchons du métro de New York".

    Christophe Thill nuance le constat : "Avec les années, la fin de son isolement initial et la multiplication de ses contacts avec des correspondants divers, parfois en désaccord total avec lui sur certains points, -comme James F. Morton, militant égalitariste pour qui il avait le plus grand respect- l'amènent à revenir sur beaucoup de ses préjugés. On le voit devenir plus tolérant, s'avérant capable d'apprécier les qualités de peuples très différents du sien". Même si sa vision négative des Noirs "n'évoluera jamais vraiment".

    Le racisme dans l'oeuvre lovecraftienne

    Il n'est bien sûr pas question ici de balayer tout le spectre de l'oeuvre de l'auteur, mais de donner quelques exemples. Dans Le Cauchemar d'Innsmouth, il est question d'hybridation forcée entre les habitants d'une petite ville côtière et des créatures amphibiennes, évidemment non humaines et par-dessus tout maléfiques. La mer, élément prépondérant dans le fameux Mythe de Cthulhu, est aussi celle qui amène les immigrants, les étrangers, l'autre; qui finissent par se mélanger aux populations locales. Ou les submerger. L'étranger venu par la mer (ou non), qui n'est pas humain, est celui par qui le malheur arrive.

    Dans la nouvelle La Couleur tombée du ciel, publiée en 1927, Lovecraft présente une forme de vie totalement inhumaine. En l'occurence une météorite qui s'abat sur les terres d'une famille de fermiers WASP. L'irruption de ce corps étranger rend malade les animaux, ruine les récoltes, et s'en prend finalement aux humains. Difficile là aussi de ne pas y voir une métaphore sur l'immigration, qui vient bouleverser un équilibre social jusque-là harmonieux et mis en coupe réglée.

    Dans Herbert West, réanimateur (1922), qui sera pour mémoire adapté au cinéma dans le film culte Ré-Animator, Lovecraft affiche son mépris raciste en évoquant des traits animaliers à propos d'un homme noir : "Il était répugnant, une chose qui ressemblait à un gorille avec des bras anormalement longs que je ne pouvais m'empêcher d'appeler "pattes de devant" et un visage qui évoquait les secrets indicibles du Congo et le martèlement des tam-tams sous une lune sinistre. Le corps devait être encore pire vivant, mais le monde recèle tant de choses hideuses"...

    Le rôle des convictions de Lovecraft dans son œuvre fait depuis des décennies l’objet d’un houleux débat, notamment aux Etats-Unis. Certains spécialistes, comme S.T. Joshi, que nous avons évoqué plus haut, estiment qu’il est exagéré de lire toute son œuvre par ce biais, avancant que Lovecraft n’était guère plus raciste que la plupart des Blancs de la Nouvelle-Angleterre de l’époque, où il a passé son enfance. Reste que, pour William Schnabel, universitaire grenoblois et directeur du Gerf (Groupe d'Études et de Recherches sur le Fantastique), auteur notamment de Lovecraft, histoire d'un gentleman raciste (2003), le maître de l'horreur sublime ses peurs sur l'immigration et dresse un réquisitoire contre la politique du melting pot, farouchement combattue par la vague de xénophobie qui secoue les Etats-Unis -et le reste du monde- dans les années 1920.

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