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    Pleasure de Ninja Thyberg : "L'industrie du porno comme toile de fond pour évoquer le patriarcat et le capitalisme"
    Maximilien Pierrette
    Un feel-good movie avec une BO aux petits oignons, un drame situé dans l’Amérique rurale, une pépite qui prend le pouls des États-Unis, il aime se pencher sur la dernière sensation venue de l’autre côté de l’Atlantique.

    Elle a signé ce qui restera comme l'un des chocs de l'année, et a notamment remporté le Prix du Jury au dernier Festival de Deauville : la réalisatrice suédoise Ninja Thyberg évoque "Pleasure", sa plongée dans le monde du porno.

    Retenez bien les noms de Sofia Kappel et Ninja Thyberg. Soient, respectivement, l'actrice principale et la réalisatrice de Pleasure. Une plongée à la fois choc et fascinante dans l'industrie pornographique aux côtés d'une star en devenir, qui a notamment fait sensation au Festival du Cinéma Américain de Deauville, où le long métrage est reparti avec le Prix du Jury, après avoir suscité une belle vague d'enthousiasme.

    Lorsque nous rencontrons la réalisatrice suédoise, qui signe ici son premier long (et prolonge l'expérience initiée avec le court du même nom quelques années plus tôt), la projection officielle n'a pas encore eu lieu. Mais il n'a pas fallu longtemps, ni attendre les retours du public et les récompenses, pour comprendre que nous avions face à nous une future grande, sûre d'elle, à qui l'on doit l'un des films majeurs de cette année 2021.

    Pleasure
    Pleasure
    Sortie : 20 octobre 2021 | 1h 49min
    De Ninja Thyberg
    Avec Sofia Kappel, Revika Reustle, Evelyn Claire
    Presse
    3,5
    Spectateurs
    3,4
    Streaming

    AlloCiné : L'idée de faire ce film est-elle née à la suite du court métrage, également appelé "Pleasure", que vous avez réalisé ? Ou le court métrage était-il justement la première étape du projet ?

    Ninja Thyberg : Je savais déjà, quand j'ai commencé à faire le court métrage, que je voulais en faire une version plus longue. Mais je n'avais pas les ressources nécessaires à l'époque, car j'étais au début de ma carrière. J'ai donc dû commencer par un court métrage et, pour le réaliser, j'ai fait beaucoup de recherches. De toutes les façons possibles : en lisant des livres, regardant des documentaires ou cherchant sur Google.

    Et j'ai dit, dans des interviews, que je voulais faire le portrait de ces personnes derrière les stéréotypes du porno, car il se déroulait dans les coulisses d'un tournage. Mais je n'avais jamais mis les pieds sur un plateau, et je n'avais jamais rencontré les personnes que j'essayais de dépeindre, donc je me sentais un peu hypocrite après avoir fait de la presse pour le court.

    J'ai donc décidé que, pour faire la version longue, je devais vraiment aller à Los Angeles pour observer ce monde de mes propres yeux. Et c'est ce que j'ai fait pendant environ cinq ans, avec des allers-retours entre la Suède et Los Angeles, pour creuser mon chemin jusqu'au cœur de ce monde.

    Avez-vous songé à en faire un documentaire, ou la fiction était-elle plus appropriée pour développer votre point de vue ?

    Non, pas vraiment. Même si je m'inspire beaucoup de la réalité, je veux raconter une histoire. Utiliser l'industrie pornographique comme toile de fond, comme métaphore pour brosser un tableau du patriarcat, du capitalisme ou de ce type de structure de pouvoir, plutôt que de pointer du doigt des personnes spécifiques dans ce milieu. Beaucoup de gens peuvent s'identifier à ce que ces personnes traversent, même en faisant partie d'industries et d'environnements différents.

    Si vous voulez dire quelque chose sur le "male gaze", c'est dans le monde du porno qu'il s'applique de la façon la plus extrême

    C'est l'une des choses qui rendent votre film aussi intéressant : ce que vous dites peut s'appliquer à d'autres milieux, comme lorsque vous opposez les regards féminin et masculin. C'est pertinent dans le cinéma en général, pas seulement le porno.

    Exactement. J'ai toujours été très intéressée par l'étude du regard masculin. À la fois comment il fonctionne, mais aussi comment il vous affecte. C'est ainsi que tout a commencé pour moi. Quand j'étais jeune et que j'ai réalisé à quel point les images des médias m'avaient façonnée et avaient modelé mon identité en faveur des hommes.

    C'est aussi pour cette raison que j'ai choisi le monde du porno pour mon film : si vous voulez dire quelque chose sur le "male gaze", c'est là qu'il s'applique de la façon la plus extrême. Mais, comme vous l'avez dit, cela peut aussi s'appliquer aux images d'un cinéma plus traditionnel, ou issues des médias.

    Au-delà de l'opposition entre "male gaze" et "female gaze", ce questionnement du regard s'applique également dans le choix de ce vous montrez et ne montrez pas, dans les scènes les plus crues notamment.

    Il ne s'agissait pas de rendre le film trop explicite ou de se concentrer sur ces scènes, car ce n'est pas le sujet du film. Mais plutôt de montrer les autres choses que l'on ne voit pas dans un film pornographique, en retournant la caméra pour dévoiler, avec un point de vue féminin, ce dont Bella fait l'expérience, plutôt que ce que le spectateur de porno regarde habituellement.

    Mais les gens ont surtout réagi à la nudité masculine. Nous avons l'habitude de voir des femmes nues, et ces dernières sont considérées comme de l'art : lorsque tu vas dans un musée, il y a 90% de femmes nues. La nudité masculine, surtout lorsqu'elle est frontale ou qu'il s'agit d'une érection, est habituellement vue comme une menace, ou quelque chose de dangereux, de vulgaire. La montrer participait aussi à cette idée d'inverser le regard.

    La censure vous a-t-elle contrainte à couper des scènes ou plan ?

    Non, car il était important de ne pas se défiler.

    OLIVIER BORDE / BESTIMAGE

    Les réactions sont-elles différentes selon les pays ? Et entre hommes et femmes ?

    Oui, mais davantage d'un pays à l'autre qu'entre les hommes et les femmes. Les États-Unis sont les plus conservateurs à ce sujet, alors que ce n'est pas un problème du tout en Suède.

    C'est d'autant plus paradoxal, voire hypocrite, que les États-Unis soient les plus conservateurs quand on sait que c'est aussi la première industrie pornographique au monde.

    Définitivement.

    "Pleasure" a-t-il été vu par des gens du milieu ? Et quelle a été leur réaction ?

    Certaines personnes l'ont vu, et leurs réactions sont assez variées. Pour simplifier, les femmes sont les plus positives et elles aiment que les choses soient enfin montrées de leur point de vue. Certains hommes sont plus mitigés. Je pense qu'ils avaient d'autres images en tête en lisant le scénario, et ça a peut-être été un choc pour eux que de se voir dépeints depuis cet autre point de vue, et de voir ce à quoi il n'étaient pas habitués.

    Mais il me paraissait important de le faire, et j'espère que le film aura un impact sur l'industrie et qu'il contribuera à faire avancer certaines choses. Car il y a beaucoup de mouvements forts, au sein de l'industrie, pour améliorer les conditions de travail, donc j'espère que Pleasure aidera à aller dans la bonne direction.

    Le porno vu par Pleasure : comment vendre un film aussi sulfureux sur l'industrie du X ?

    Le fait que "Pleasure" ait fait partie de la sélection du Festival de Cannes 2020 a-t-il eu un impact sur le film, même si cette édition n'a pas pu avoir lieu ?

    Bien sûr ! Il n'y a rien de plus grand que Cannes, donc ça a toujours été mon rêve que d'y participer. Surtout avec un film sur ce qui est considéré comme le pire type de cinéma : être capable de mener les gens qui travaillent dans ce milieu vers ce cinéma plus prestigieux, aux côtés de "la crème de la crème des films" [en français dans le texte, ndlr], c'était mon but. Je suis triste de ne pas avoir pu le présenter sur place, mais la sélection était la chose la plus importante pour qu'il soit reconnu.

    Le film se présente comme un récit édifiant, mais il n'est pas moralisateur pour autant. Vous y montrez des choses difficiles mais avec des images colorées. Vous ne jugez pas. Il y a un équilibre remarquable qui va à l'encontre de ce que l'on pourrait attendre et redouter.

    Merci ! C'était mon objectif, que de faire en sorte que le public pense par lui-même. Cela impliquait donc de dresser un portrait aussi réaliste que possible, mais qui ne pointe pas trop dans une direction, et permette au public de se faire son avis. Car j'espère vraiment que le film va encourager la discussion et le débat.

    J'espère que Pleasure aura un impact sur l'industrie et qu'il contribuera à faire avancer certaines choses

    Trouver la bonne actrice pour le rôle de Bella a-t-il été aussi difficile qu'on l'imagine ?

    Oui, c'était très difficile et cela a pris un an et demi. Nous avons cherché dans toute la Suède et avons été en contact avec plus de 2 000 filles ou jeunes femmes, avant de finalement trouver Sofia. Et elle n'avait jamais joué ou fait quoi que ce soit avant. Mais il s'est avéré qu'elle avait un talent incroyable, et elle est vraiment étonnante. Elle porte le film entier sur ses épaules. Et tous ceux qui jouent avec elles proviennent de l'industrie pornographique, ce ne sont pas des acteurs traditionnels non plus. Elle fait un travail extraordinaire.

    Avez-vous considéré engager une actrice pornographique pour le rôle ?

    Cela aurait été intéressant si nous avions quelqu'un de cet âge en Suède, mais ce n'était pas le cas. J'ai auditionné tout le monde, actrices confirmées et amatrices. Et le fait de caster des gens de l'industrie pour les autres rôles n'est pas une chose que j'avais décidée à l'avance. Nous avons même fait passer des auditions à des acteurs traditionnels jusqu'au mois qui a précédé le début du tournage. Et il s'est avéré que ceux qui ont eu les rôles étaient ceux qui étaient les plus adaptés.

    Le film parle notamment de consentement, et j'imagine que cela a dû être un sujet entre Sofia et vous aussi sur le tournage. Avez-vous fixé des limites entre vous ?

    Bien sûr ! Nous nous sommes beaucoup préparées et nous avons tout passé en revue : ce qu'on allait filmer, comment, où étaient ses limites. C'était très important, surtout pour les scènes les plus dures. C'était comme faire des cascades et il fallait beaucoup répéter, trouver les limites jusqu'auxquelles nous pouvions pousser les choses.

    Et lorsque nous avons tourné les scènes, notamment la plus dure du film, j'ai demandé à ce que tout le monde dans l'équipe puisse dire "Coupez !" à tout moment. Pas seulement elle, pour ne pas créer la même situation que celle décrite à l'écran, à savoir que même si vous pouvez dire stop, vous pouvez être sous pression. Il n'est pas facile de dire stop quand vous savez que l'on attend quelque chose de vous.

    The Jokers Films

    Comptez-vous encore aborder le sujet du sexe dans un prochain film ?

    Oui, c'est un thème récurrent chez moi.

    Pourquoi cela vous intéresse-t-il tant d'en parler à travers vos films ?

    Notamment parce c'est un tabou. Mais aussi parce que je m'intéresse aux genres et à la manière dont les images des médias façonnent nos identités et nos sexualités. Et le sexe, dans la manière dont on le voit dans les médias grand public aujourd'hui, tourne autour des mêmes stéréotypes d'hommes et de femmes, en faisant ressortir des idées sur ce qu'un homme et une femme sont censés être - l'homme est censé être grand et la femme censée être petite par exemple.

    Toutes ces choses sont visibles lorsque l'on aborde ce sujet. Et c'est pour cette raison que cela m'intéresse. En plus du fait que ce soit un tabou et que les gens ne veuillent pas en parler. Il me paraît donc important de creuser plus profondément dans ce domaine.

    Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 4 septembre 2021

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