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    Leila et ses frères : le grand oublié du palmarès de Cannes 2022 ?
    Maximilien Pierrette
    Boulevard de la mort, Marie-Antoinette, Leto, Paterson ou Mademoiselle côté salles. Bill Murray & Tilda Swinton, Jodie Foster, Park Chan-wook, Eva Green, Joachim Trier ou, récemment, Adam Driver, côté interviews : certaines de ses plus belles séances et rencontres ont eu lieu sur la Croisette.

    Le réalisateur iranien Saeed Roustaee revient avec nous sur son très beau "Leila et ses frères", histoire de famille aux accents tragiques présenté en Compétition à Cannes, et qui aurait mérité de figurer au palmarès.

    Après avoir marqué les esprits grâce à La Loi de TéhéranSaeed Roustaee faisait ses grands débuts dans la compétition cannoise avec Leila et ses frères. Un film-fleuve de presque trois heures, qui a suscité une vive émotion au moment de sa projection et le mettait en bonne place parmi les pronostics pour la Palme d'Or. Mais le jury de Vincent Lindon en a décidé autrement, et le long métrage ne figurait même pas dans son palmarès, ce que beaucoup ont vécu comme une injustice.

    Quelques semaines plus tard, c'est à Paris que nous retrouvons son metteur en scène pour évoquer ce drame sublime. Soit l'histoire, aux accents de tragédie, d'une famille prise à la gorge, où les interprètes brillent et bon nombre d'images et de séquences nous restent en tête longtemps après la projection. À commencer par ce magnifique plan final.

    Leila et ses frères
    Leila et ses frères
    Sortie : 24 août 2022 | 2h 39min
    De Saeed Roustaee
    Avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh, Payman Maadi
    Presse
    4,0
    Spectateurs
    4,1
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    AlloCiné : Comme dans votre premier film, "Life and a day", la famille occupe une place centrale dans "Leila et ses frères". Pourquoi ce thème vous tient autant à cœur ?

    Saeed Roustaee : Ce qui est important pour moi, c'est l'individu, et ce qui lie les individus entre eux. Mais il faut savoir qu'en Iran, la définition de la famille est peut-être un peu différente. Le noyau familial y est très important. Il y a beaucoup de liens entre les gens qui composent cette famille, et ils sont presque inséparables. Dépendants les uns des autres même, donc on ne peut pas ne pas le voir, et c'est peut-être inconsciemment que cela se retrouve au cœur de deux de mes films.

    Est-ce pour appuyer cette idée qu'ils sont inséparables que beaucoup de scènes se passent entre les murs de la maison familiale ?

    Il y a deux types de plans dans mon film. D'abord ceux dans les maisons - de la famille ou de Manouchehr [Payman Maadi] par exemple - avec beaucoup de gros plans et de plans serrés. Pour montrer le lien entre les individus, qui sont les uns sur les autres. Comme leur relation est importante, nous allons avoir des espaces fermés et serrés.

    Et quand on veut montrer l'ampleur de la chose, l'ampleur de la catastrophe, on va avoir des plans comme celui de l'usine : un plan d'ensemble et des grands espaces, car il est question des nombreux individus à l'intérieur de l'usine, dont la vie va dépendre de sa fermeture. Et là il fallait donner une impression de plus grande ampleur.

    Quand on regarde cette famille, on se rend compte qu'il y en a beaucoup comme celle-là en Iran

    Dans la manière dont les personnages sont mis en avant dès le titre, où Leila est citée alors que ses frères paraissent plus anonymes, on a le sentiment que l'un des buts du film était d'évoquer la condition de la femme en Iran.

    Oui tout à fait. Et ce personnage est également important parce qu'il est fort. Elle est intelligente et anticipatrice. Elle regarde vers l'avenir et voit ce qui ne va pas marcher. Elle essaye d'anticiper les problèmes, là où Alireza [Navid Mohammadzadeh] avait fui la situation alors qu'elle est restée. Car elle sait comment mener les choses. C'est elle qui va aller dire à Alireza qu'elle a besoin de son aide parce qu'il ne prend pas les choses avec les sentiments.

    Elle sent qu'elle n'a pas réussi, donc elle décide de prendre Alireza comme une voix de truchement pour atteindre ses autres frères, et donc le résultat qu'elle recherche. Elle est logique. C'est quelqu'un qui ne va pas décider avec ses émotions. Elle veut aller, étape par étape, vers quelque chose de meilleur.

    Est-ce que le fait d'avoir autant de personnages, du côté des frères surtout, était une manière de représenter les différentes parties de la société iranienne ?

    Je n'ai pas vu les choses ainsi. Le spectateur peut bien sûr déduire des choses ou en faire telle ou telle lecture. Mais quand j'écris, je ne pense pas à un personnage en fonction de ce qu'il peut représenter vis-à-vis de la société. J'ai cependant beaucoup de respect pour les femmes qui sont responsables de familles, celles qui portent la culotte, et Leila peut évidemment être une de ces femmes qui prennent toutes les responsabilités et vont faire tourner la marmite.

    Les personnages n'ont pas vraiment de fonction lorsque j'écris un film. Surtout que, quand on regarde cette famille, on se rend compte qu'il y en a beaucoup comme celle-là en Iran. Et qu'en voyant les problèmes et les maux de cette famille, beaucoup d'autres ont les mêmes.

    Pour rester dans l'écriture : la manière dont vous abordez les rapports parfois conflictuels entre les générations rappelle beaucoup la tragédie. Était-ce l'un de vos modèles ici, qu'il s'agisse aussi bien de la tragédie grecque ou de Shakespeare ?

    Ce sont des choses auxquelles je pense avant de commencer à écrire. Et j'ai réfléchi à cette ampleur tragique car, pour moi, il n'est pas seulement question de problèmes de société : il y a des vies qui vont être détruites, des emplois foutus en l'air. Et même lorsque l'on voit des situations comiques dans le film, elles ont aussi quelque chose de tragique. Car il est presque comique de se dire qu'une vie peut partir en vrille aussi simplement.

    Giancarlo Gorassini / BestImage

    On ressent aussi cette dureté dans la violence verbale de certaines scènes. À quel point était-il important pour vous de confronter le spectateur à ces échanges qui peuvent le mettre mal à l'aise ?

    Tout a une logique. Des choses vont être imbriquées les unes dans les autres pour que l'on arrive, par exemple, à une forme d'insulte. Ou au fait que Leila va donner une claque à son père. Cela ne tombe pas du ciel, il y a des crescendos qui permettent d'arriver à ça. Comme le moment où ils essayent de persuader le père de ne pas donner ses lingots d'or au mariage. Ils n'en peuvent plus, ils sont fatigués.

    Ils vont d'abord être très gentils avec lui, puis ils vont aller jusqu'à le supplier et ils en arrivent à se mépriser eux-mêmes. C'est ce qu'exprime Alireza quand il affirme que personne ne va croire que le cadeau vient d'eux, car personne ne les pense à la hauteur. Il se flagelle lui-même. Et comme rien ne marche, on en arrive aux insultes, à la violence verbale. Mais rien ne vient de l'extérieur. Je ne me dis pas qu'il faut que je mette une insulte à un endroit donné. Cela vient du cœur du récit.

    Et à l'opposé de ces scènes de violence verbale, il y a une grande importance donnée aux regards et aux silences. À quel point le film s'est-il construit au montage en matière de rythme, pour donner de la place à ces respirations ?

    Je trouve plutôt le rythme pendant le découpage et la réalisation, pas vraiment au montage. Tout est dessiné à l'avance pour moi, et il y a ensuite beaucoup de répétitions, même avec les figurants. Si un dialogue commence et se finit, le plan ira tel quel dans le montage et je ne veux pas le couper. Je sais exactement comment ça se passe, même si le film a un monteur, Bahram Dehghani. Une personne super et pleine d'idées, au niveau du montage comme de la structure.

    Quotidiennement, heure par heure, la vie des Iraniens est sous le coup de l'inflation

    Pourquoi aviez-vous besoin que le film se déroule durant une année précise ? Aviez-vous besoin d'un ancrage pour relier l'histoire au contexte de l'époque avec la chute du cours de l'or ?

    En tant que cinéaste, et même en tant qu'être humain, il s'agit tout simplement de ce que je vis depuis que je me connais. C'est tout ce qui m'entoure, les sanctions envers mon pays et les conséquences sur les gens qui m'entourent ou moi-même. Cela dure depuis longtemps, mais elles se sont intensifiées sous Barack Obama, et le summum, c'était évidemment Donald Trump. Quotidiennement, heure par heure, la vie des Iraniens est sous le coup de l'inflation. Et c'est vraiment quelque chose.

    Dans le film, il est question d'une voiture qui est assez peu chère. À la fin du tournage, elle valait 100 millions de tomans. Aujourd'hui, quelques mois plus tard, elle en vaut 250. Donc vous voyez comment on vit, au quotidien, avec ces problèmes ? Quand je vois autant de problèmes de société autour de moi, je me demande comment, en tant que cinéaste, en tant qu'artiste, je peux les dépasser. Je ne peux pas, car le récit est le plus important pour moi.

    Et comme nous sommes dans une forme de comédie tragique, ces problèmes deviennent le récit. Car c'est presque plus attirant, pour le spectateur, que de regarder une histoire comme celle-ci. Quand on va d'un côté et de l'autre de la rue, et que l'on découvre que le prix du lingot d'or change, c'est tellement comique que l'on pense que ça n'est pas réel. Mais ça l'est, et c'est en ça que c'est une tragédie.

    Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 8 juillet 2022

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