''Hunger'' est le premier film de l'artiste Steve McQueen. Récompensé à Cannes par la Caméra d'or (meilleur 1er film toute sélection confondue) en 2009, il vient tordre le cou à un cliché extrêmement répandu dans le monde du cinéma et même, dans celui de l'art en général. Celui qui consiste à dire que le premier film ne sera jamais tout-à-fait accompli et qu'il convient donc d'être indulgent avec celui-ci, étant donné que c'est un coup d'essai. En somme, qu'un 1er film est le plus souvent immature et pas encore maîtrisé. Alors non seulement ''Hunger'' est un 1er film totalement maîtrisé (sur tous les points : mise en scène, écriture, direction d'acteurs...), mais en plus, il prouve l'extrême maturité de Steve McQueen en terme de cinéma (son passé de sculpteur a dû grandement l'aider à atteindre cette plénitude).
1981, Irlande du Nord, Prison de Maze. Des membres de l'IRA, incarcérés, entament une grève de l'hygiène, réclamant un statut politique. Face au silence des autorités et face à l'enfer perpétuel de ce monde, Bobby Sands, le leader des insurgés entame cette fois-ci une grève de la faim.
Une expression, à la mode consiste à dire qu'un film a été une véritable ''claque''. Ce n'est pas le cas d' ''Hunger'', qui n'est pas une claque mais un écrasant coup de poing à l'estomac. C'est une extraordinaire et terrible expérience dont le spectateur ne pourra sortir indemme. Très vite, on aura analysé le genre du film : à savoir le genre carcéral, qui se trouve être un type de film très codé. Sauf que des films sur les prisons, on en a guère vu comme celui là. Le film s'articule autour de trois parties implicites.
Une banlieue bien proprette, une femme sert un copieux petit déjeuner à son mari. Tout semble bien aller. Sauf que quelque chose cloche. L'homme semble être très fatigué. L'homme plonge ses mains étrangement abîmées dans l'eau. L'homme enfin s'allonge sur le sol pour vérifier quelque chose sous sa voiture. Ce sont presque les premières scènes (muettes) du film : elles ''préparent'' le terrain qui va se révéler être un terrifiant cauchemar. Car l'homme est en fait gardien de la prison de Maze où des membres de l'IRA sont incarcérés. Et où ces derniers mènent une grève de l'hygiène et des couvertures. C'est à partir de ce moment-là que l'on découvre la vie quotidienne des détenus (et des gardiens). Les partis pris de Steve McQueen sont d'une grande radicalité et sont surtout originaux (dans un genre encore une fois très codifié). Dans cette première partie, le spectateur se prend un véritable coup en découvrant ce microcosme. En ce qui concerne les cellules, les murs sont recouverts des excréments des prisonniers, l'urine sort sous les portes des cellules et des asticots jongent le sol. Mais le pire est le déchaînement d'ultra-violence dont font preuve les gardiens : passage à tabac, lavage de force... Il faut prévenir le spectateur : le film n'est pas à mettre entre toutes les mains. Cette violence peut heurter et même rebuter. Mais, pour autant, peut-on tirer quelque chose de cet amoncellement de violence ? La réponse est oui, naturellement. Tout d'abord, la manière dont Steve McQueen pénètre dans ce monde est assez unique. Se collant d'abord au point de vue du gardien, très vite, MCQueen passe à un nouveau point de vue : celui d'un jeune prisonnier, fraîchement (si on peut dire) incarcéré dans cette prison. Mais là encore, ce personnage est délaissé et laisse sa place à Bobby Sands (Michael Fassbender, éberluant). On peut se demander pourquoi le réalisateur ne décide pas d'entrer tout de suite dans le vif du sujet en s'axant immédiatement sur Bobby Sands. De même, on peut se demander pourquoi cette première partie est presque muette. L'explication se trouve dans la thématique de cette première partie : jusqu'où un homme peut endommager le corps d'autrui ? Dans ce premier moment, il ne s'agit pas d'avoir un protagoniste central (et donc une personnalité), simplement des corps en souffrance. Et les corps, Steve McQueen les connaît puisqu'il est sculpteur. Il les filme, maigres, sales, torturés. Cet énoncé, c'était aussi celui de Pasolini dans ''Salo ou les 120 journées de Sodome'' (1975) qui filmait tortures, violences... Mais la comparaison s'arrête là : Pasolini déshumanisait totalement ses personnages et donc réalisait un film faisant du sur-place (nous étions face à des morceaux de chair fraîche, point). Pas Steve McQueen qui, au milieu de ce cauchemar éveillé, a la grande délicatesse de filmer un semblant d'humanité. Si la tendresse du metteur-en-scène pour les incarcérés est évidente, il évite tout manichéisme en filmant aussi les horribles conditions de vie et de travail des gardiens et de la Sécurité (comme cette scène avec le CRS anglais qui pleure pendant une séance de tabassage ou la scène choc de la maison de retraite.). Un enfer de tous les instants, chez des êtres brutaux, mais humains. Un enfer, ignoré de tous et méprisé par Thatcher. Pourtant, un personnage va lentement émerger : Bobby Sands...
Un nouveau protagoniste apparaît : le père Moran (Liam Cunningham, futur Sir Davos, de ''Game of Thrones''). Il est appellé par Bobby Sands. Les deux se rencontrent pour une longue conversation. On peut considérer cette scène comme la deuxième partie, tant elle rompt par bien des aspects avec les séquences précédentes. Fini les scènes de violence, fini les cellules glauques, fini l'absence de parole. Considérez-vous maintenant en terre amie puisque cette longue scène, de plus de 20 minutes, n'est qu'une conversation entre deux personnes se respectant et s'appréciant. C'est une véritable ''bulle'' dans ce film assez insoutenable. Un îlot posé qui n'est tout de même pas sans agitation. Car cette conversation va très vite tourner en une joute verbale. Deux conception de la lutte s'opposent. Que faire face à la condition actuelle ? Réagir avec modération, manifester et négocier est la voix du père Moran, l'homme d'église. Pousser encore plus loin le combat, se cramponner à ses idéaux est le chemin que suivra Sands, lequel n'espère pas moins qu'une révolution. Pour cela, il aura recours à la grève de la faim. Démonstratif ? Disons plutôt salutaire puisque ce moment là rompt avec la première partie. C'est une pause qui nous permet de souffler et de voir des êtres tout-à-fait humains. Deux éléments qui ne sont pas négligeables et qui s'ajoute à l'intérêt que l'on peut avoir pour cette conversation. Même formellement, Steve McQueen a bien pris garde d'isoler la séquence. On avait déjà pu remarquer la longueur des plans au début de l'oeuvre : elle atteint sans nul doute son apogée ici. Sur la vingtaine de minutes, Steve McQueen filme une partie de la discussion en un plan fixe, inoubliable, de dix-sept minutes. Le calme et la ''concentration'' de ce plan (l'un des plus essentiel que le cinéma nous ait délivré) naissent aussi chez le spectateur. Et il serait aussi de mauvaise foi d'essayer de prouver la gratuité de ce plan séquence qui, au contraire se justifie par l'aspect unique de la scène. C'est alors que Bobby prend sa décision : entamer une grève de la faim, lui et 75 volontaires ! Le constat, navrant, que semble tirer Steve McQueen est clair : il y a un moment où la modération (celle en l'ocurrence du Père Moran) n'est plus de mise et seule une décision radicale peut changer les choses, eut-elle des conséquences également négatives.
Un homme dans son lit. Une voix glaçante nous donne d'emblée l'état de santé, incroyablement dégradé de l'homme. Nous revoici face à l'insoutenable car c'est à la grève de la faim de Bobby Sands que nous sommes conviés. Bobby Sands qui a bien compris que les paroles ne servent à rien : une seule arme, son corps. De nouveau, l'obsession apparente du réalisateur pour les corps transparaît : une fois encore, le corps souffre, terriblement. Mais cette fois-ci, le corps n'est plus seulement qu'une victime, mais aussi une arme. Une arme à lamentation et à pitié. Car c'est le but de Bobby Sands : alerter le monde anglais des conditions de vie des menbres de l'IRA.
Un appel à l'aide qui coûtera la mort des dix prisonniers qui mèneront à bien les grèves de la faim.
Dans cette fin, le silence remplace la fureur de la première partie et le flot de parole de la deuxième partie. Et la pitié naît chez le spectateur,
notamment grâce à ce plan, bouleversant, de la mère de Bobby Sands, qui embrasse le front de son fils. Mais aussi grâce à cette scène où Bobby se revoit enfant, dans un temps qui semble si lointain.
C'est alors que la violence n'est plus exclusive mais est accompagnée de sentiments humain. C'est alors que cette chose qui ressemble à peine à un corps se gonfle soudainement d'humanité.
Et que très symboliquement, l'une des scènes finales ne se passent plus entre quatre murs, mais dans la nature.
Curieusement, les défauts qu'on peut trouver, où plutôt que les détracteurs peuvent trouver, se justifient par eux-mêmes. Premier défaut que certains critiques ont relevé (comme Pierre Murat de Telerama) : l'aspect radical, souligné et (soi-disant) complaisant de la violence. Mais celle-ci est en fait à l'image du héros : Bobby Sands. Ce dernier l'était, radical, et il voulait que la vérité éclate au grand jour. C'est chose faite depuis, mais il est bon qu' ''Hunger'' vienne nous le rappeller, sans fard ni pathos. Passer sous ellipse, dissimuler les scènes dures, c'est déjà refuser de voir ce qui est arrivé dans ces prisons, à l'époque de Thatcher. ''Quand on veut que les gens écoutent, il ne suffit plus de leur taper sur l'épaule. Il faut y aller à coup de massues'' disait John Doe dans ''Seven'' (David Fincher, 1995). Et c'est bien ce que fait Steve McQueen, non par complaisance, mais par nécessité. Et puis, il y a le problème de la froideur (qui gêne certaines personnes). Mais là encore, cette dernière est fondamentale. Steve McQueen entretient il est vrai une certaine distance avec ses personnages. Un recul qu'on peut rapporcher de celui de Stanley Kubrick, qui lui aussi, entretenait une relation pour le moins lointaine avec ces protagonistes. Pourquoi ? Car cette froideur contourne à nouveau toute la miêvrerie qui attendait au tournant le réalisateur.
Sur un sujet aussi balisé, le metteur-en-scène parvient à éviter tous les écueils se trouvant sur sa route. Il réalise un film glacial, dur, mais essentiel, tant sur le plan politique, historique et esthétique. Un chef-d'oeuvre, sans doute.