Certains réalisateurs ont tourné deux fois le même film, le plus célèbre étant "L'Homme qui en savait trop" ; mais à l'exacte différence de Haneke, la motivation d'Alfred Hitchcock en 1956 était bien d'actualiser son film d'avant-guerre, et très nombreuses étaient les différences entre les deux versions. Plus récemment, Gus Van Sant a réalisé le remake plan par plan de "Psychose", mais en le tournant en couleur. La démarche de Michael Haneke est toute autre : il a retourné exactement le même film, avec les mêmes dialogues, les mêmes cadrages, les mêmes costumes et accessoires. Seuls changent la langue et les acteurs, même si on retrouve bien évidemment des ressemblances entre Ulrich Mühe et Tim Roth dans le rôle de George, ou Frank Giering et Brady Corbett dans celui de Peter.
Michael Haneke explique ainsi sa démarche : "Lorsque dans les années 1990, j'ai commencé à songer au premier Funny Games, je visais principalement le public américain. Et je réagissais à un certain cinéma américain, à sa violence, à sa naïveté, à la façon dont il joue avec les êtres humains. Dans beaucoup de films américains, la violence est devenue un produit de consommation. Cependant, parce que c'était un film en langue étrangère et que les acteurs étaient inconnus des Américains, le film original n'a pas atteint son public." Et le réalisateur autrichien de conclure en approuvant un critique américain : "Ce film a maintenant trouvé sa vraie place."
Je n'avais pas vu le Funny Games Austria, et j'ai donc regardé son décalque comme une oeuvre originale. Dans son interview citée ci-dessus, Michael Haneke parle de la façon dont le cinéma américain joue avec les êtres humains ; c'est bien ce qui frappe dans cette histoire glaçante, où un couple modèle avec enfant adorable se trouve brutalement pris comme pions d'un jeu macabre initié par deux jeunes gens de bonnes familles en bermudas et gants blancs.
Paul, c'est donc Michael Haneke montrant ce que c'est que de jouer avec la violence, comme le révèle la pirouette de la fin où il s'empare d'une télécommande pour modifier le dénouement qui lui déplaît, et c'est ce qui l'autorise plusieurs fois à prendre les spectateurs à témoin pour justifier sa réthorique meurtière et effroyablement logique. Cette dilution des frontières entre auteur/narrateur/personnage, que l'on retrouve d'ailleurs dans "Caché" (qui d'autre que Haneke a pu tourner les cassettes ?), rend le film passionnant en présentant plusieurs niveaux de lecture.
Au premier niveau, purement narratif, il apparaît redoutablement efficace, par la lente montée de la tension, par des indices distillés dès le début et qui prennent sens au fur et à mesure que se dévoilent les intentions perverses des deux garçons blonds. La mise en scène accroît ces effets de menace, en accordant un grande importance au hors-champ, comme ces aboiements du chien qui rencontre les deux bourreaux et qu'on entend au loin depuis le bateau où travaillent George et son fils, ou le long plan fixe sur Ann qui essaie de se libérer de ses liens après le départ apparent de Paul et Peter, et dont la fixité suggère que le menace reste proche.
D'autres niveaux de lecture se présentent ensuite : film sur la violence, "Funny Games US" ne la montre pas de façon usuelle. Elle se passe la plupart du temps en dehors du cadre, comme si le moment du déchaînement était anectotique, alors que ses effets sont longuement affichés, comme les traces de sang sur la télévision ou sur le mur. Ainsi, symptomatique est la scène du chantage pour que Ann accepte de se déhabiller, ou plutôt pour que George accepte de demander à Ann de le faire : quand elle cède et se déshabille, la caméra reste sur son visage en gros plan, car ce qui en jeu, c'est son humiliation et son renoncement. Il ne s'agit pas de pudeur, puisque que peu après on la verra dénudée en plan large ; il s'agit d'un choix narratif et moral : le sujet n'est pas la violence, surtout stylisée à l'écran, mais les effets bien réels de celle-ci sur les êtres humains.
Lors de son accueil à Cannes, Michael Haneke avait déclaré à Télérama à propos des réactions hostiles : "Je trouve cela normal. Quand on vous donne une gifle, vous réagissez." Le choix de la métaphore n'était pas innocent, puisque c'est la gifle de George qui légitime dans le discours de Paul le recours à la violence... Film(s) malin(s), voire roublard(s), "Funny Games" gagne à ressortir en version américanisée, parce que cela nous montre combien son propos reste d'actualité, à l'heure (entre autres exemples) où 6 millions d'exemplaires du jeu vidéo GTA 4 sont vendus en une semaine.
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