Cruising, le film où le noir et le blanc se fondent dans un gris opaque et dérangeant. Grâce au prétexte d'une histoire de serial killer relativement classique et peu surprenante, Friedkin qui se penchera plusieurs fois sur la dualité chez l'Homme dresse le portrait d'une Amérique refoulée. Après l'Exorciste, une histoire de possession, de deux personnes dans un même corps et avant Bug, œuvre sur la paranoïa et la schizophrénie, le réalisateur américain s'attaque ici à l'identité sexuelle de l'américain moyen, de tout à chacun. Al Pacino, grand symbole de masculinité et de virilité (il interpréta Michael Corleone 6 ans plus tôt) est choisi pour incarner un policier plongé dans le milieu underground de la communauté homosexuelle new-yorkaise. Si certains à l'époque de la sortie du film ont reproché l'image négative des homosexuels renvoyé par le film, c'est par un manque d'analyse du film car ce que nous révèle le cinéaste c'est la présence chez les hétérosexuels de pulsions homosexuelles refoulées. Et cela à travers la plongée au sein du négatif des États-Unis du début des années 80. Dans une diégèse presque uniquement peuplée d'hommes, une importante tension érotico-violente se dégage avec tous ces rapports sexuels violents dans ce milieu sado-masochiste, masculin et musculeux. De plus, tous ces regards de défiance, de menace, de crainte, de prédation dans les réunions orgiaques, ce jeu perpétuel et chat à et la souris, notamment dans le parc (milieu le plus sauvage qu'on puisse trouver en ville), font remonter à la surface le questionnement du personnage admirablement interprété par Al Pacino, partagé entre répugnance et désir de céder à la tentation. Si l'unique vraie femme du film (les autres étant des simulacres visant à déstabiliser les personnages, comme le spectateur, dans leur rapport à la sexualité) n’apparaît que quelques minutes pour la représentation d'actes sexuels c'est pour signifier son rôle de bouée percée. Si Steve lui fait l'amour avec tant de fougue après sa plongée dans sa périlleuse mission est-ce parce qu'il veut se rassurer sur sa sexualité ou parce qu'il a besoin d'exprimer toutes les envies et pulsions qu'il a accumulées durant ces nuits d'enquête ? La seconde partie du film semble nous faire pencher pour la seconde hypothèse.
L'enjeu principal du film est donc la mise en lumière d'une Amérique cachée aux yeux du monde et même à ceux de l'Amérique elle-même qui préfère jouer sur les faux-semblants comme le souligne très bien l'histoire sur le nom du commissaire. Passant d'Edelson à Edelstein à la fin du film, de l'américain moyen WASP à un juif forcé de cacher sa véritable identité pour s'intégrer. Si les policiers, homophobes à première vue, finissent par avoir des rapports homosexuels qu'ils orchestrent eux-mêmes, si la copine de Steve Burns enfile le « déguisement » homosexuo-sadomasochiste pour brouiller même l'image de la Femme, il faut plutôt se pencher sur la séquence de « l'orgie policière » pour voir le cinéaste faire sortir de sa boite le vrai thème de « La Chasse ». Alors que le jour, les policiers travaillent dans leurs bureaux, Steve descend dans d'immenses caves la nuit pour voir le négatif de l'Amérique qu'il connaissait jusqu'à présent. En effet, tous les hommes à demi nus sont déguisés en policier, ils dansent, s'embrassent et font l'amour dans une salle sans fenêtre (impossible d'être vu et découvert à moins d'être un « initié ») dans laquelle s'affiche un drapeau américain noir et blanc fait d'ampoules blanches. Ce n'est que lorsque Steve extériorisera ce qu'il semble finalement être sur la piste de danse, lui le policier moyen, que le drapeau recouvrira ses couleurs rouges et bleues. L'histoire de Steve Burns, comme parabole des États-Unis. Parabole qui voit la transformation du personnage s'achever partiellement après le meurtre du jeune homosexuel innocent suivi de la scène où Al Pacino se rase (faisant ainsi table rase du passé) concluant le film par un glaçant regard caméra. Dernière séquence intéressante dans la mesure où elle sème le doute sur ce qu'il est devenu, mais tout le travail opéré jusqu'à cette scène finale par le cinéaste tend à penser que le personnage n'a pas réussi à accepter son homosexualité comme le serial killer n'avait pas réussi avant lui. Leur rencontre créant un funeste passage de témoin, la lame de Steve plantée dans le corps de ce dernier, métaphore de la pénétration et d'une certaine maladie infectieuse, non pas celle de l'homosexualité, mais plutôt de la non-acceptation de cette dernière. Voilà pourquoi le film n'est pas homophobe, mais est bien au contraire, un pamphlet contre l'Amérique puritaine et intolérante qui crée des problèmes de frustration et de souffrance liées à l'identité, qu'elle soit sexuelle ou autre.