"Man on a thightrope" ou "Un homme sur la corde raide" comme l'indique le titre du film d'Elia Kazan, c'est exactement ce qu'est le réalisateur en 1953 quand il se voit confier par la Fox cette commande plus ou moins sur mesure alors qu'il vient juste de témoigner devant la Commission des activités antiaméricaines (HUAC), dénonçant plusieurs de ses camarades partageant comme lui des sympathies communistes. Cette charge contre le régime soviétique qui met en coupe réglée les pays voisins tombés sous sa protection suite aux accords de Yalta a bien sûr été reniée par Kazan lui-même qui estimait sans doute avoir été obligé de boire le calice jusqu'à la lie avec cette production qui participe de la propagande anticommuniste des années 1950. De fait le film était quasiment invisible et relativement ignoré des exégètes de la filmographie du cinéaste. Tourné sur place en Bavière, "Man on a tightrope" s'avère pourtant une œuvre remarquable qui en dépit du contexte dans lequel elle a été produite frappe par son réalisme, sa beauté formelle, la relative objectivité de son propos ainsi que par son équilibre entre description intimiste et suspense narratif. Le milieu du cirque qui sert de toile de fond à Kazan est celui des petits chemins de campagne où la débrouille assure la survie quotidienne. On est donc plus proche de l'univers décrit par Tod Browning ("Freaks" en 1932), Edmund Goulding ("Le charlatan" en 1947), Ingmar Bergman ("La nuit des forains " en 1953) ou Frederico Fellini ("La strada" en 1954) que de celui rutilant cher à Carol Reed ("Trapèze" en 1956) ou Cecil B DeMille ("Sous le plus grand chapiteau du monde" en 1952 dans lequel figurait déjà Gloria Grahame). Karel Cernik interprété par le grand Frederic March a du céder le cirque familial à l'Etat lors du passage de la Tchécoslovaquie sous régime communiste et l'échine courbée se résoudre à la drastique diminution de ses moyens, ajoutée aux injonctions toujours plus pressantes du régime, relayées par des fonctionnaires locaux zélés et revanchards. A front renversé et avec quelques nuances, Karel Cernik occupe un peu la place qui est celle de Kazan dans l'industrie du cinéma après qu'il fut devenu un paria à Hollywood, étant jugé par ses pairs comme une balance. Lors d'une introduction mouvementée, Kazan dépeint avec un remarquable mélange de vérisme et de pittoresque, l'extrême dénuement dans lequel évolue la petite structure qui ne doit son salut qu'à l'abnégation d'un directeur usé tout comme le matériel de son cirque et dont la jeune épouse, Zama (Gloria Grahame), à la sexualité débordante lui rappelle trop souvent que ses heures de gloire sont définitivement derrière lui. Les rapports tortueux de Cernik avec les autorités sont l'occasion pour Kazan d'exposer la paranoïa consubstantielle au régime communiste, symbolisée avec maestria par le grand acteur méconnu qu'était Adolphe Menjou qui contrairement à Kazan n'avait pas eu à se renier pour témoigner devant l'HUAC car connu lui-même comme un anticommuniste notoire. Dans un sursaut d'énergie face à des exigences qu'il ne peut plus humainement satisfaire, le directeur tente de sauver sa conscience en même temps que son cirque en organisant le passage à l'Ouest de tout son personnel, animaux et matériel, au nez et à la barbe des autorités. Certains reprocheront sans doute à Kazan et à ses scénaristes (Neil Paterson et Robert E Sherwood) d'avoir usé dans la dernière partie des recettes commodes de l'aventure et du suspense. Mais outre le fait qu'il ne faut jamais perdre de vue que le cinéma est un divertissement, cette fin évoque sans détour le seul choix qui reste à ceux qui contestent un régime autoritaire avant d'être complètement mis sous l'éteignoir et les périlleux moyens dont ils doivent user pour y parvenir. En outre, Kazan en profite pour rappeler que ce sont les circonstances qui révèlent les héros comme lorsque Rudolph (Alexander d'Arcy), le dompteur de l'unique lion famélique du cirque, présenté jusqu'alors comme un bellâtre infatué et sans épaisseur psychologique se précipite au moment de l'assaut final au poste frontière pour venir en aide à Karel et Zama restés coincés dans leur caravane au péril de sa vie. Une façon pour Kazan de remettre à leur place tous ceux qui le vilipendent sans avoir été soumis aux mêmes épreuves. Enfin, il est indispensable de revenir sur la prestation remarquable de Frédéric March, acteur jadis de premier plan aujourd'hui complètement oublié qui fait partie avec Daniel Day Lewis, Spencer Tracy, Gary Cooper Marlon Brando, Dustin Hoffman, Jack Nicholson, Tom Hanks et Sean Penn des seuls neuf acteurs à avoir décroché plus d'un Oscar dans la catégorie reine du meilleur acteur ("Docteur Jekyll and Mr Hyde" de Robert Mamoulian en 1931, "Les plus belles années de notre vie" de William Wyler en 1946) . Commencée par la figuration dès 1921, sa carrière se prolongera sur 52 ans et 86 films qui l'auront vu œuvrer dans tous les genres sous la direction des plus grands réalisateurs dont Kazan en cette année 1953 avec un rôle où il fait montre d'une économie d'effets qui lui permet de faire passer à l'écran toute la détresse de ce gérant de cirque vieillissant qui jusqu'au bout veut croire qu'il pourra emmener les gens dont il s'estime responsable là où l'herbe est plus verte. A ses côtés, Gloria Grahame alors dans la plénitude de sa courte période de gloire, diffuse avec délectation la sensualité malsaine qui émanait de sa personne qu'elle sait ici parfaitement agrémenter du courage que lui impose les circonstances. Ce film dont la beauté des images doit beaucoup au chef opérateur allemand Georg Krause, fut sans aucun doute une souffrance pour un Kazan déchiré qui saisit cette malencontreuse occasion pour démontrer qu'il savait transcender ses états d'âmes pour donner le meilleur de lui-même.