Happy End est un immense film de la déchiqueture de la famille, subie davantage que choisie, qui reste d’une pièce en dépit des taillades que lui font subir les volontés individuelles. Sa structure diégétique est coupée, rapiécée, composée de retours en arrière qui viennent éclairer une scène vue précédemment et à laquelle nous, spectateurs, attribuions une valeur tout autre. Puzzle qui dit avec pertinence la fragmentation de l’unité, la dispersion autour d’un centre vide, la détermination des êtres en début et fin de vie à mettre un terme à leurs souffrances, à retourner au rien. En ce sens, la relation qui unit la jeune fille et son grand-père, interprétés par deux acteurs époustouflants, est certainement la plus passionnante et la plus forte du long métrage : leurs trajectoires, d’abord opposées, se rencontrent et communient dans un même écœurement de l’existence, définie par des pulsions de vie et de mort que l’homme ne comprend pas, qu’il ne parvient à rationaliser, qu’il accepte par cynisme. Aussi Haneke, par le biais de l’écriture de ses dialogues, prend-il soin de vieillir Ève : âgée de douze ans, elle affirme en avoir treize, puis quatorze. Signe que le monde dans lequel elle évolue refuse le droit à l’enfance, fait de l’enfant un jeune adulte en perspectives, contamine par sa propre dégénérescence la soif de vie d’un être privé de sa virginité, de son rapport authentique et neuf avec ce qui l’environne. On ne voit pas l’enfant, on ne lui prête pas attention ; assise sur le canapé, au beau milieu du plan, elle suit l’agitation des adultes sans intervenir, sans commenter l’action, tel un spectateur relayé au second plan. Seule la déchiqueture fait signe de présence et de vie, attire le regard. L’heureux est un pantin qui se tourne et se retourne en lui-même, comme ce jeune youtuber qui se moque de ses anciennes coupes de cheveux. La jeunesse n’est plus un conservatoire d’espérances et de promesses ; elle déchante, gît mordue par un chien et achetée par une boîte de chocolats. Néanmoins, si petite-fille et grand-père démontent le mécanisme de la vie bourgeoise en société pour en exhiber les rouages mécaniques et avilissants, cette destruction des idéaux s’opère dans les deux sens. Ce ne sont plus les beaux voisins vêtus de blanc qui viennent détruire le confort bourgeois d’une famille, non c’est un apprentissage réciproque : Georges est aussi intrigué par sa petite-fille que celle-ci par Georges ; entre eux s’établit un langage secret et silencieux qui ne passe par la parole que pour acquiescer un même dégoût de la vie. Happy End donne du sens et une présence aux non-dits, aux sous-entendus et à ce qui n’est pas audible, mais perceptible par l’intellect : la discussion sur le bord de la route entre Georges et une bande de migrants ne nous permet pas d’entendre les mots ; néanmoins, nous assistons, par la gestuelle, par les réactions physiques, à une scène dont nous suspectons les enjeux, des enjeux de mort guidés par la promesse d’une rémunération, répétés et confirmés ensuite auprès du coiffeur à domicile. Le film nous immerge dans un microcosme où tout est double, où les personnages tiennent des propos gonflés et usés par les conventions. Même changer de langue ne suffit pas à renouveler une utilisation figée de la parole : les conversations menées en anglais s’avèrent aussi protocolaires que celles menées en français. Ainsi, la place qu’accorde le cinéaste au numérique est essentielle parce qu’elle révèle la distance qui sépare en pensant réunir ou rapprocher. Les messages à contenu sexuel des amants sont aussi froids et désincarnés que l’accident de chantier, filmé par une caméra de surveillance. L’image numérique est le réceptacle de l’agonie de l’homme qui se débat, s’agite avant de se figer, à l’instar du hamster dans sa cage. Happy End est une œuvre éminemment actuelle, reflet de notre société déréglée, et pourvue d’une mise en scène magistrale qui travaille par la composition de ses plans l’isolement de personnages dans un milieu surpeuplé, mais vide.