Manhunter est tout en tension, et sa structure construit un cauchemar éveillé au cours duquel l’ancien détective reprend du service, quitte un paradis qu’il retrouvera à terme afin de se raccorder, le temps d’une enquête, à son passé traumatique. La subtilité de la mise en scène, qui joue avec les surfaces réfléchissantes – miroirs, vitres, carrosseries, hublots – pour interroger la relation complexe qui unit profiler et serial killer, l’un étant le versant positif d’une même médaille, l’hémisphère sain d’un même cerveau obsessionnel, suggère l’horreur sans jamais tomber dans le gore gratuit ; le déchaînement de violence n’intervient que par photos interposées, par flashs qui heurtent autant le spectateur de cinéma que la petite passagère voyageant à côté de Will Graham dans l’avion.
Car le sens à l’œuvre ici, prétexté sixième par la traduction française, est bien la vue, abordée par le prisme de la pulsion scopique dans laquelle Michael Mann inclut le spectateur, mais d’une pulsion qui ne saurait se passer des pulsions de vie et de mort. Les séquences d’ébats entre Graham et son épouse sont filmées dans une lumière bleue qui s’inscrit dans un travail sur la couleur et le filtrage coloré des plans, comme si le cinéaste cherchait la bonne lumière inactinique pour donner vie à ce qui est caché, à ce qui ne saurait naître à la pleine lumière. Nul hasard si nous passons plusieurs fois dans le rouge des chambres noires servant à développer les photos – au poste de police, dans le laboratoire avec Francis Dollarhyde. En soufflant des atmosphères singulières également composées par la musique électronique des Reds, en imprimant des images fugaces, ces lumières colorées expriment non une simple ambiance mais l’état d’âme des personnages, somme de leurs fantômes et de leurs fantasmes. Le rythme lancinant de Manhunter, cassé par quelques saccades au suspense délectable, résulte de ce kaléidoscope d’intériorités que Mann sonde et qui fractionne la « chasse à l’homme » promise par le titre original : dans cette chasse nous ne savons pas vraiment qui est chasseur et qui est proie : la visite à Lecktor, sous une lumière blanche qui révèle tous les secrets – et que verbalise le docteur – change le policier en double traqué par une intelligence machiavélique, et Tooth Fairy se révèle l’avatar mobile d’une légende du cannibalisme gardée enfermée dans sa cellule mais tirant les ficelles.
Avec ce troisième film de fiction, Michael Mann réalise un chef-d’œuvre, la meilleure adaptation de la saga écrite par Thomas Harris en ce qu’elle interroge le regard comme porte d’accès ouverte sur les rêves et sur l’intériorité cachée d’un individu.