On entend dès le titre la rupture avec l’enfance, ce temps d’innocence et d’imaginaire où les erreurs sont pardonnées, où les coups portés aux camarades n’ont de conséquences que limitées – une égratignure, un pansement –, où le monde reste encore un grand mystère aussi intrigant qu’inintéressant. Au Revoir les enfants se construit comme la douloureuse réminiscence d’une amitié qui n’a jamais cessé de rassembler Julien et Jean, en dépit de leur séparation finale et de leur sort respectif. Que ce film ait vu le jour constitue la preuve suffisante qu’une telle relation, on l’oublie pas, on vit avec, quoi qu’il en soit. Au commencement, c’est la bagarre, la jalousie aussi : on regarde l’autre, cet étranger arrivé en cours d’année que l’on charrie volontiers. Puis les divergences se conjuguent : le regard du garçon sait qu’il se trame quelque chose, fait aussitôt de lui un détective rassemblant les indices qui sont autant d’étapes de sa prise de conscience humaine. Un Juif, d’accord ; un ami, ça c’est sûr. Louis Malle sait que les coups d’œil en disent plus long – et plus juste – que les discours. La nuit se métamorphose en moment d’observation où les deux amis s’épient discrètement, l’un parce qu’il mouille encore son lit, l’autre parce qu’il prie, deux bougies allumées. Ils s’égarent tous les deux en pleine forêt, traduction de leur singularité tout autant que de leur isolement face aux corps de classe, de dortoir, de réfectoire, d’église, et d’armée enfin : Julien escalade des massifs, rampe au cœur d’une formation rocheuse jusqu’à mettre la main sur le trésor. Son équipe a gagné ! Ils ne sont que deux. Leur cœur bat à l’unisson l’un de l’autre, de la même manière que leurs mains touchent du jazz sur le piano du curé. Une musique qui ne s’écrit pas. On l’improvise en écoutant l’autre. En laissant entrer dans cette France occupée le hasard d’une rencontre et l’impossibilité d’un adieu, Au Revoir les enfants fait scandale, crie une révolte sourde qui se décline par petites frappes a priori anodines, mais qui cache en elle l’amitié interdite entre un Catholique et un Juif. Tout passe par le regard d’enfant qui, seul, est capable de réajuster les perspectives : il faut le miroir pour décoder le nom inscrit sur le livre de Jean, de même que la lampe de poche pour parcourir, le soir, les pages érotiques de Shéhérazade. Apprendre à mieux regarder. Revenir à l’échelle d’un jeune garçon, adopter son point de vue. Lorsque Julien prend conscience de sa culpabilité, les yeux cessent de défier l’instant présent et se figent, ils se focalisent éternellement sur le passé, sur ces dernières heures où tout a filé si vite. Il s’est retourné vers son camarade. Lui a fait signe pour le couvrir de son regard protecteur. L’a condamné à mort sans le vouloir. Derrière cette tragédie intimiste s’active un régime qui prive l’enfant de son âge, le responsabilise trop jeune, tue le droit au sentiment et à l’insouciance. De ce sevrage terrible et traumatisant, Louis Malle tire une œuvre bouleversante sur la culpabilité individuelle face à l’Histoire, dont la retenue décuple la puissance symbolique et sensible.