Enquête et contre-enquête, chassés-croisés et manipulations, séductions et mensonges : autant de figures chères à Michel Deville qu’il décline ici avec une abstraction raffinée. Certes, le film n’a pas le trouble venimeux de « Eaux profondes » ni le radicalisme formel du « Dossier 51 », mais il possède suffisamment d’atouts pour en faire un bon cru Devillien. Comme toujours chez le cinéaste-joueur, le dispositif de mise en scène qu’il met en place est brillant et jouissif à la fois : ellipses savantes, raccords fulgurants, cadres audacieux ; la maîtrise de l’espace et du montage est impressionnante. Grand créateur de forme, Deville surprend toujours par la musicalité de ses constructions et par l’assurance de son geste, évitant l’exercice de style grâce à la densité des comédiens (Dutronc impérial, May troublante, Bruel fragile derrière son cynisme) et aux soubassements solides de ses récits (il a mis du Shakespeare dans son Coburn). Le cinéaste pousse ici très loin son jeu avec le spectateur : il brouille les cartes en permanence et mélange pour notre plus grand plaisir les pièces du puzzle de ce récit qui oscille entre enquête et manipulation. Le tout avec le tranchant d’un vrai film noir, ironique, anxiogène, monstrueusement quotidien, comme le secret bancaire. Les quatre personnages principaux sont tous à la fois ou successivement sujet et objet, manipulateurs et victimes, voyeurs et épiés. Par un procédé de « multiplicité des points de vue », Deville établit le libre arbitre du spectateur et le piège par la même manœuvre. Sophie Broustal enlève sa petite culotte dans la cuisine avant un dîner mondain et nous croyons que nous sommes voyeurs. Erreur, ce n’est pas nous, c’est Patrick Bruel qui a tout vu. D’ailleurs, cela fait partie de la machination : elle a pour mission de le séduire. Pourtant, le non-dit, ou plutôt le non-montré, contredit cet objectif : Mathilda May est dans la pièce d’à côté et, chacun le sait, chacun le veut, c’est d’elle dont Bruel va tomber amoureux. Le récit, tel un ruban de Moebius, semble en permanence tourner sur lui-même tout en révélant constamment de nouvelles perspectives. Si tout cela frôle parfois l’artifice (la froideur du climat et du milieu bancaire où s’inscrit le récit y contribue), le film possède la rigueur d’une tragédie et chaque personnage, bien que pris dans les nasses d’un dispositif implacable (celui de la manipulation, de la tragédie, de la mise en scène), va finalement ouvrir les yeux sur lui même en tentant d’aveugler le destin. Tous les personnages se stimulent et se détruisent mutuellement, finissant par confondre raison de vivre et raison de mourir, désir de sauver et désir de tuer. Humains, trop humains. Tous s’entre-déchirent donc, mais leur confrontation établit entre eux une manière de complicité, un jeu. Une harmonie paradoxale. Ils répondent, sur la bande-son, aux instruments des quatuors à cordes de Chostakovitch. Vade, Gardella, Jeanne et Turston déploient une énergie fabuleuse, usent d’un pouvoir très sûr pour échafauder l’itinéraire de leur perte. Ils sont à la fois les objets et les sujets de cette vaste et implacable mise en scène qu’est le film lui-même. Moins chaleureux que beaucoup de ses opus, Miche Deville signe peut-être ici son œuvre la plus abstraite, mais ses angles aiguisées n’en écorchent pas pour autant une matière moins humaine.