"J'ai toujours eu les croisades dans la peau. C'est une période de l'Histoire que j'adorais à l'école, car elle est pittoresque et tourmentée. Enfant, j'étais bien sûr moins attiré par la politique et la religion, que par le côté cow-boy de la chose, la beauté des armures, la violence des combats à l'épée. Et je considérais, comme tout le monde sans doute, que les Musulmans étaient les méchants".
C'est en ces termes que Ridley Scott évoque ses lointains souvenirs d'un projet encore en devenir dont on célèbre les 20 ans de sa sortie : Kingdom of Heaven. Très grand film injustement boudé à sa sortie pour les uns, film boursouflé et jamais débarrassé des tics de mise en scène de Ridley Scott pour d'autres, Kingdom of Heaven n'a pas manqué de diviser l'opinion.
Le verdict en salle, lui, fut sans appel : un gros échec aux Etats-Unis et au Canada, puisque le film ne rapporta que 47 millions de dollars sur les 130 investis. Au Box Office mondial, il ne brilla guère beaucoup plus : un peu plus de 218 millions $.
Ridley Scott en a beaucoup voulu à l'époque aux équipes marketing de la Twentieth Century Fox, qui selon lui avaient complètement fourvoyé les spectateurs en leur vendant un film d'aventure mâtiné d'exotisme et d'une histoire d'amour; au lieu d'un examen attentif d'un conflit sanglant de religions au temps des croisades, brillamment écrit par la plume experte et ultra documentée de William Monahan.
Les guerres napoléoniennes avant les croisades
Avant Kingdom of Heaven, Scott avait pourtant jeté son dévolu sur un projet d'une toute autre nature, qui s'annonçait, au moins sur le papier, extraordinaire. Son nom ? Tripoli, d'après un script écrit justement par Monaham, "qui stagnait depuis huit ans" selon ses propres termes. Mais surtout qui se déroule sur une période bien éloignée du Moyen-Âge. Un récit passionnant et qui fait saliver, sur fond de guerres napoléoniennes, comme l'explique Scott.
"L'action se passe en 1805, l'Angleterre est en guerre contre Napoléon. Il règne en maître sur les mers, notamment en Méditerranée. Il vient de vendre la Louisiane aux Américains pour 11 millions de dollars, car il a besoin d'argent. Thomas Jefferson a donc été contraint de vider ses coffres de tout ce qu'ils contenaient. En Méditerranée, il y a peu de navires américains, mais il y a de nombreux navires marchands.
A cette époque précise, il régnait à Tripoli un pacha, dont les activités étaient le racket et la piraterie. D'où le lien entre les côtes de Barbarie et la piraterie. Le film se serait fait avec Russell Crowe dans le rôle du vice-consul de Tripoli, qui a décidé de mener sa propre politique étrangère. Les Etats-Unis refusant de s'impliquer, il a levé sa propre armée pour renverser le pacha".
En faisant évidemment quelques raccourcis, Scott évoque un fait historique précis et authentique, celui de la guerre de Tripoli, autrement appelée guerre de la côte barbaresque, survenue entre 1801 et 1805, qui fut la toute première guerre déclarée et engagée par les États-Unis après leur indépendance. En mai 1804, William Eaton, ancien consul à Tunis (et donc le personnage que Russell Crowe devait incarner), arrive à Tripoli, avec pour mission de destituer le pacha Youssouf Karamanli.
Ridley Scott a une idée fixe
Scott travailla très activement sur Tripoli. "Ridley tournait Les Associés et tous les soirs, il repassait au bureau pour avancer sur Tripoli" raconte Lisa Ellzey. "Les équipes étaient déjà formées : Arthur Max, le décorateur, Terry Bronco... Ils planchaient sur le budget, le planning, le casting... On avait rempli tout un hangar avec les dessins, maquettes, croquis... On s'apprêtait à bâtir toute une ville sur la côte du Maroc. Les week-ends, on abordait le scénario". Le fort de Derna, un des hauts lieux de la guerre de Tripoli, est même construit.
Etrangement, c'est durant toute cette intense phase préparatoire du tournage de Tripoli que Scott sonde Monaham, pour savoir s'il a sous le coude quelque chose en lien avec les croisades, qui reste une idée fixe pour le cinéaste. "J'ai tout de suite pensé à Baudouin et au masque d'argent. Ca me trottait dans la tête depuis que j'avais lu cette histoire à 14 ans" raconte le scénariste.
Le roi lépreux Baudouin IV sera ainsi le point de départ de Kingdom of Heaven. Passionné par cette histoire, Scott passe alors commande à Monaham d'un script autour de cette idée, en parallèle de Tripoli en train de se monter.
"Il survenait toujours quelque chose qui bloquait le film"
La question est : pourquoi Tripoli ne s'est finalement pas fait ? "Il a failli se faire à trois reprises. On a eu deux feux verts mais il survenait toujours quelque chose qui bloquait le film au dernier moment. On avait fait tous les repérages, on y avait consacré pas mal d'argent, et on était prêt à démarrer" lâche Lisa Ellzey.
Si la Fox a englouti quelques millions de dollars dans un projet qui ne verra finalement pas le jour, tout n'a pas été perdu pour autant, puisque certains décors seront recyclés pour Kingdom of Heaven, en plus d'être tourné lui aussi en grande partie au Maroc. Ceci posé, on se surprend quand même à rêver de voir un jour le projet Tripoli ressuscité. Qui sait...