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    Birth of a Nation, 12 Years a Slave... Quand l'Amérique regarde son Histoire en face
    Olivier Pallaruelo
    Olivier Pallaruelo
    -Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
    Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

    Après "12 Years a Slave", "Birth of a Nation" tend à nouveau le miroir d'une Amérique hantée par son passé. Une Histoire éminemment douloureuse que le pays, dans un mélange de honte et de culpabilité, n'a pas fini de solder. Au contraire même.

    Fin décembre 2012, Etats-Unis. Le Django Unchained de Tarantino déboule sur les écrans avec fracas. Et entraîne bien malgré lui dans son sillage une polémique dont le réalisateur se serait volontiers passé. Motif ? Certains -le réalisateur Spike Lee en tête- contestent à l’œuvre de Q.T. le traitement qu’il accorde à l’esclavage dans son film, et en particulier l’usage du mot "Nigger". "Je n’irai pas voir le film, par respect pour mes ancêtres !" fulminait le réalisateur de Malcolm X.

    Une polémique quelque peu stérile et finalement retombée assez rapidement. Déjà parce que Spike Lee est très loin de se faire le porte-parole de 33 millions de Noirs américains, qui ne partagent pas tous, loin s’en faut, ses convictions. Ensuite parce que le réalisateur réagissait comme s’il ne reconnaissait pas le droit à des metteurs en scène non noirs de traiter ou même d’évoquer le sujet de l’esclavagisme. Chez Spike Lee, ce thème éminemment politique et culturel est si profondément ancré en lui qu’il a même baptisé sa société de production 40 Acres And a Mule. Soit la promesse d'indemnisation faite aux esclaves afro-américains libérés après la Guerre de Sécession : 40 acres (16 hectares) de terre à cultiver, et une mule pour traîner une charrue…

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    Dans un mélange de honte et de culpabilité, à l’ombre des  Pères Fondateurs de l’Indépendance et de la Constitution Américaine dont douze d’entre eux faisaient travailler des esclaves dans leurs plantations, les Etats-Unis ont encore bien du mal à évoquer le sujet de l’esclavage. Même s’il ne faut pas occulter le fait que de nombreux artistes ont préféré privilégier l'histoire de la Ségrégation et des Droits Civiques, traitée à de nombreuses reprises au cinéma comme Mississippi Burning ou Malcolm X. Pourquoi ? Parce que la fin de l’esclavage n'a pas pour autant abouti à une égalité réelle, et qu'il a fallu attendre le début des années soixante (du XXe siècle) pour que cette égalité émerge, avec en point d’orgue la grande Marche vers Washington pour le travail et la liberté emmenée par Martin Luther King en 1963, et la signature du Civil Rights Act en 1964.

    Une lecture fallacieuse et raciste de l'Histoire de l'esclavage

    Depuis Naissance d'une nation en 1915 de D.W. Griffith, qui donnait de l’histoire de l’esclavage une lecture fallacieuse et raciste et qui était destiné à alimenter une propagande en faveur de la politique ségrégationniste, rares sont les films hollywoodiens ayant témoigné de la réalité de l’esclavage aux Etats-Unis. Pour rester sur le film de Griffith, certains personnages noirs sont incarnés par des blancs, le visage peint en noir.

    Les fameux et infâmants Blackfaces, qui renvoient à une forme théâtrale pratiquée dans les Minstrel Shows, puis dans le vaudeville, dans lequel le comédien incarnait une caricature stéréotypée de personne noire. Extrêmement populaire, c’est même devenu un genre à part entière au début du XXe siècle. Le racisme à son paroxysme, qui est d’ailleurs au cœur de l’extraordinaire Very Black Show de Spike Lee, qui montre dans son film une terrible séquence - montage de Blackfaces et de représentations de la communauté noire en général dans les films et les dessins animés de l’époque.

     Ci-dessous, la séquence de The Very Black Show...

    Même un chef-d’œuvre incontestable comme Autant en emporte le vent n’est pas exempt de reproches sur la manière dont il montre la communauté noire, véhiculant les stéréotypes. Ce qui n’empêcha pas l’interprète de Mamma, Hattie McDaniel, de devenir la première afro-américaine de l’histoire à remporter l’Oscar du meilleur second rôle féminin pour le film. Pourtant, le 15 décembre 1939, à l’avant-première mondiale du film à Atlanta en Géorgie, un Etat ouvertement ségrégationniste, on lui interdit l’accès à la projection…

    Le réveil de vieux démons...

    Machine à fabriquer des mythes et souvent prompt à bâtir de toute pièce un passé idéalisé, Hollywood est pourtant capable de produire des œuvres suffisamment fortes autour du sujet, même si elles restent prudentes et académiques. Dans le remarquable film Glory d’Edward Zwick, qui relate l’histoire authentique du 54e régiment noir d’infanterie durant la Guerre de Sécession, le passé est ainsi brutalement revenu à la gorge de l’équipe du film...

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    C'est lors du tournage de la fameuse séquence où Denzel Washington subit la terrible humiliation d'être fouetté devant tout le régiment que le passé a refait surface. Une scène très tendue à tourner. "Les experts nous ont dit qu'en entrant dans ces camps, on voyait des gars attachés à des roues. C'était leur punition. On vous attachait, on vous fouettait, et on vous laissait là. Rien à voir avec la couleur, c'était une punition militaire" expliquait Morgan Freeman.

    Je sentais un truc que Denzel n'avait pas envie d'explorer, et c'était l'humiliation la plus profonde, le vol de sa dignité. (Edward Zwick)

    "Le fait de fouetter un homme en Géorgie, où tant d'autres avaient été fouettés auparavant, ça réveillait des démons" se souvient Edward Zwick; "je ne savais pas vraiment ce que ça allait donner. J'ai cherché avec l'accessoiriste un moyen de faire la scène. Il avait une lanière de cuir sur laquelle il a mis de la couleur pour que ça ressemble à du sang. Il a dit : "ça piquera un peu, mais ça ne fera pas mal". Et Denzel, qui un jour pareil est prêt à tout et rentre à fond dans la peau du personnage, ne voulait pas en parler. Je sentais un truc que Denzel n'avait pas envie d'explorer, et c'était l'humiliation la plus profonde, le vol de sa dignité. J'ai dit à l'opérateur de mettre une bobine de 300 m sur la caméra, et j'ai dit au chef opérateur de ne pas s'arrêter, j'ai laissé tourner, jusqu'à ce que Denzel y arrive. Ce qu'il a découvert, c'est la perte de contrôle. Et ce qui s'ensuit est l'un des moments les plus forts que j'ai vu au cinéma".

    Ci-dessous, la scène en question...

    Si la série  Racines de 1977 reste une des plus fameuses évocations à l’écran de l’esclavage, elle n’était en revanche pas exempt de défauts, à commencer par le manque de rigueur sur certains faits ou de soucis du détails (ce qui n’enlève en rien ses qualités, soit-dit en passant). Mais elle eut de vraies vertues pédagogiques : avant sa diffusion sur le petit écran, beaucoup d'Américains ignoraient encore le passé esclavagiste du pays.

    Steve McQueen lui, procède dans 12 Years A Slave avec une rigueur qui force le respect, et porte le souci du détail jusqu'à un point d'incandescence qui frise l'obsessionnel. Il va jusqu’à demander à son responsable des costumes des échantillons de terre ramassés sur différentes anciennes plantations en Louisiane, afin d’obtenir la bonne couleur de la saleté des vêtements des esclaves dans le film. Oui, cela va jusque-là.

    Un film salutaire et historique

    Souvent présenté comme l’héritier de Spike Lee, le britannique Steve McQueen livre ici un film salutaire et historique. Pour au moins deux raisons. La première : il s’agit du premier film hollywoodien traitant du thème de l’esclavage réalisé par un metteur en scène noir ; fut-il non américain. La seconde : un point de vue qui tranche radicalement avec les productions cinématographiques passées. Ici, le film épouse le point de vue de Solomon Northup, homme libre réduit à l’état d’esclave. Un témoignage essentiel écrit par l’intéressé en 1853. 101 fugitifs ont publié un ouvrage sur leur esclavage aux Etats-Unis, mais seul Solomon Northup a raconté son histoire d’homme libre, puis celle de sa captivité, et celle de sa liberté recouvrée.

    Ci-dessous, la bande-annonce du film...

    Pourquoi a-t-on attendu si longtemps pour voir à Hollywood un film traiter de manière aussi juste et sensible le sujet ? "En fait, le problème est que contrairement à la pléthore de films évoquant différentes atrocités historiques comme l'Holocauste, il y a peu de films sur le sujet de l'esclavage" écrit dans un article Salamishah Tillet, professeur associée d'études anglo-africaines à l'Université de Pennsylvanie.  Et elle ajoute : "mais contrairement aux films ayant pour sujet l'Holocauste, qui permettent aux spectateurs américains de comprendre les traumas du passé et les violences de masses comme phénomènes se déroulant en dehors des Etats-Unis, les films sur l'esclavage révèlent le paradoxe qui continue de nous hanter : le mariage étrange entre le racisme et la liberté, sur lesquels le pays a été fondé".

    Une opposition Nord / Sud ? Pas si simple...

    Un vrai souci d’exactitude disions-nous un peu plus haut. C’est que 12 Years A Slave évite aussi, en filigrane, les schémas simplificateurs, où par facilité sinon simplisme on oppose les Etats du Nord et le Sud, les Etats abolitionnistes et Etats esclavagistes, avant la Guerre de Sécession. Or, souligne Henry Louis Gates Jr., universitaire et critique littéraire américain qui enseigne à Harvard et consultant sur le film, "il convient de ne pas exagérer la délimitation entre Nord et Sud. Certes, à l'époque de l'enlèvement de Northup, on comptait 13 Etats esclavagistes et 13 abolitionnistes en Amérique. Mais il ne faut pas oublier qu'avant la Guerre de Sécession, il y a toujours eu plus d'hommes noirs libres dans le Sud que dans le Nord, en dépit de l'esclavage". Et d'ajouter :  "s'il y avait un écart majeur entre les libertés dont pouvait jouir Solomon Northup, en tant qu'homme libre à New York, et celles dont il disposait en tant qu'esclave en Louisiane, la discrimination, au Nord, était largement répandue. Dans certains Etats, des lois anti-immigration et des dispositifs raciaux préfiguraient même une époque ségrégationniste, faisant de la liberté pour les Noirs américains un mythe jusqu'aux mouvements en faveur des Droits civiques dans les années 1950-60".

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    Si les Etats-Unis ont accueilli environ 400 000 Africains en provenance d'Europe, victimes de ce que l'on a appelé la Traite des Noirs, on estime que vers 1860 leurs descendants sont au nombre de 4 millions. "Vous savez, mes parents sont originaires des Caraïbes" dit Steve McQueen; "et il y a un mélange important de personnes aux Etats-Unis et en Europe qui ont beaucoup de choses en commun. Malcolm X, Sidney Poitier, Colin Powell...Tous portent cette histoire en eux. La question n'est pas de voir les choses en noir ou blanc, lorsqu'il s'agit de nationalité. C'est bien plus complexe que ça".

    Une Histoire effectivement complexe, cruelle et terrible à la fois, qui plonge ses racines loin dans le passé des Etats-Unis et la conscience collective, mais pas seulement. Une histoire à  laquelle 12 Years A Slave apporte une salutaire et brillante contribution.

    (Re)naissance d'une nation

    Contribution à laquelle il faut désormais ajouter un autre film salutaire, en salle ce mercredi 11 janvier : Birth of a Nation. Le film relate l'histoire de Nat Turner, esclave afro-américain né en 1800 et mort pendu en 1831. L'homme avait conduit une révolte sanglante et extrêmement violente en août 1831. Turner est décrit à l'époque comme un criminel sanguinaire. Il sera capturé dans son comté de Southampton en Virginie, jugé et condamné à mort. Son action révolutionnaire a malheureusement mené les autorités à voter des lois encore plus restrictives envers les esclaves.

    Ci-dessous, la bande-annonce du film...

    C'est le premier film réalisé par le comédien Nate Parker, qui a investi 100.000 dollars de son propre argent dans ce projet qui lui tenait particulièrement à coeur. L'acteur souhaitait en effet de le porter à l'écran depuis 2009, date à laquelle il a commencé à en écrire le script, qu'il a nourri par la lecture de plusieurs livres soigneusement documentés : The Fires of Jubilee: Nat Turner’s Fierce Rebellion de Stephen B. Oates, professeur d’histoire à l’université du Massachusetts; The Rebellious Slave: Nat Turner in American Memory du professeur d’histoire Scot French; et The Southampton Insurrection publié en 1900 par William Sidney Drewry; un ouvrage rare basé sur des entretiens avec des témoins vivants.

    "L’histoire est à portée de main si on se donne la peine de s’y intéresser. Nat Turner est souvent considéré comme une figure « controversée », mais il ne l’est à mon sens pas plus que bien d’autres personnalités américaines. Le Président Truman, par exemple, et bien d’autres, ont pris des décisions controversées qui ont coûté la vie à de nombreux êtres humains au nom de la paix", explique le cinéaste.

    Le fait que son film possède le même titre que celui de D.W. Griffith ne doit évidemment rien au hasard. Nate Parker a souhaité utiliser le même titre afin de dénoncer la vision raciste du film de Griffith, qui faisait notamment passer les membres du Ku Klux Klan pour des héros et les noirs pour des brutes sanguinaires. "Nat Turner s’est mû en leader en dépit d’incroyables obstacles. Dans la culture populaire, l’esclavage est souvent traité à travers des histoires de souffrance et de persévérance, mais l’histoire de Nat Turner est bien plus que cela : c’était un esclave mais également un rebelle qui s’est élevé contre l’injustice. Son histoire devait être racontée avec sincérité, elle est incroyablement pertinente et témoigne de l’aspiration à la paix raciale dans ce pays. Pour moi, intituler ce film The Birth of a Nation était une manière de me réapproprier ces mots, de réparer une injustice et de transformer ce titre en source d’inspiration. Il soulève une question que nous devons impérativement nous poser si nous voulons réussir à surmonter cette épreuve ensemble, en tant que nation : lorsque l’injustice frappera à notre porte, la combattrons-nous de toutes nos forces ?" s'interroge Nate Parker.

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    Une épineuse et  douloureuse question posée à la société civile américaine. Aux Etats-Unis, des poursuites judiciaires ont été abandonnées contre plusieurs policiers blancs responsables de la mort de Noirs, entrainant indignations et manifestations. Ces décès, accusés d'être des bavures des forces de l'ordre, sont intervenues dans un contexte de relations raciales tendues dans le pays, alors que plusieurs Afro-Américains, souvent non armés, ont été tués par la police ces derniers mois. Le climat de violence lors de la campagne à la présidence des Etats-Unis a aussi exacerbé et libéré la parole et les actes racistes.

    Dans une enquête publiée par le Pew Research Center (un Centre d'études basé à Washington) en juin 2016, seuls 46 % des Blancs qualifient les relations intercommunautaires de « bonnes ». Au sein de la population afro-américaine, c'est la désillusion : ils sont à peine 34%. Selon le Southern Poverty Law Center, les groupes suprémacistes blancs affiliés au Ku Klux Klan sont passés de 70 en 2014 à 190 en 2015. De quoi rendre plus aiguë la question soulevée par Nate Parker, alors même que l'Amérique s'apprête à changer de président dans les jours qui viennent. Un président qui aura la lourde tâche de ne pas apparaître comme celui des Etats désunis d'Amérique.

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