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    1984 : la publicité de légende signée Ridley Scott pour Apple
    Olivier Pallaruelo
    Olivier Pallaruelo
    -Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
    Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

    Le 22 janvier 1984, une publicité diffusée devant 96 millions de téléspectateurs entre dans l'Histoire : "1984", réalisé par Ridley Scott, pour annoncer l'arrivée du premier ordinateur Macintosh développé par la firme californienne Apple.

    22 janvier 1984. 96 millions de téléspectateurs sont rivés sur leurs écrans de TV, et suivent un des événements médiatiques les plus importants de l'année : la finale du XVIIIe Super Bowl. Au Tampa Stadium en Floride, les Redskins de Washington affrontent les Raiders de Los Angeles. A la première coupure publicitaire après la mi-temps, sur la chaîne CBS, ils découvrent, médusés, un spot de publicité qui entrera dans l'Histoire : 1984.

    Une publicité qui entre dans l'Histoire

    S'ouvrant sur un environnement industriel opressant aux tons gris et bleus, une fil d'hommes marche en cadence. Ils traversent un long tunnel, sous la stricte surveillance d'une série de télécrans, tandis que l'on entend une voix masculine autoritaire en fond sonore. Soudain une femme à l'allure sportive (interprétée par Anya Major), la seule d'ailleurs à porter des vêtements de couleurs, déboule dans le champs visuel. Elle porte et serre contre elle une énorme masse, rappelant celle du lancer de marteau.

    La femme fait irruption dans une salle, poursuivie par quatre personnes armées de matraques et portant un uniforme anti-émeute noir avec un casque pare-soleil masquant leurs visages. La foule de personnes grises vue au début du spot est assise dans cette salle, les yeux rivés sur un écran géant. Sur celui-ci, un homme au visage creusé et portant des lunettes cachant partiellement ses yeux, joué par David Graham, assène un discours à l'occasion du premier anniversaire des "glorieuses Directives de purification de l'information" qui ont conduit à la fin des "pensées contradictoires". Il déclare que cette unification de la pensée est l'arme la plus puissante qui existe. Il n'est autre que l'incarnation du Big Brother du roman George Orwell écrit en 1948, et précisément titré 1984. Le film se poursuit avec une alternance de plans montrant l'athlète et l'écran géant.  La femme, au milieu de la salle, prend de l'élan et lance son marteau en hurlant vers l'écran, au moment où l'orateur vocifère un "nous régnerons !". L'écran vole en éclats, créant une bourrasque de lumière et de fumée qui se répand sur le public, comme pétrifié sur place.

    Alors seulement le slogan apparaît : "Le 24 janvier, Apple Computer lancera le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 [l'année] ne sera pas comme 1984 [le roman]".

    Ci-dessous, la publicité en question, partiellement visible dans le film Steve Jobs...

    Ce film de 60 secondes, diffusé qu'une seule fois au niveau national et mis en scène par Ridley Scott, est considéré à juste titre comme un chef-d'oeuvre en matière de publicité. Ici, jamais le produit vendu n'est montré, pas plus que n'est expliqué en quoi il consiste. Ce spot de publicité positionne la marque Apple comme créative, innovante, différente, et avant tout humaine, là où la concurrence serait déshumanisée. Apple s'empare des angoisses des consommateurs. La complexité de l'ère de l'information est présentée par la firme comme une lutte entre le bien et le mal. La marque souhaite faire passer aux consommateurs une conception manichéenne du marché de l'informatique. Il y aurait donc d'un côté une mauvaise technologie, centralisée, autoritaire, qui écraserait et contrôlerait les hommes. Et de l'autre côté, se trouverait une autre conception de l'informatique basée sur l'indépendance et la liberté et qui serait incarnée par le Macintosh d'Apple à venir.

    L'essayiste et Designer Owen Linzmayer, grand spécialiste de la marque Apple depuis plus de vingt ans, fut un des premiers à se pencher sur les coulisses de fabrication de cette publicité, racontés dans son ouvrage The Mac Bathroom Reader, ainsi que dans Apple Confidential 2.0: The Definitive History of the World's Most Colorful Company.

    Rdiley Scott à la barre

    A l'origine, l'agence de publicité Chiat / Day avait créé en 1982 une publicité pour le Wall street Journal pour la marque Apple, qui avait pour slogan "Why 1984 won't be like 1984", et devait justement jouer sur l'idée du totalitarisme du roman 1984 de George Orwell. "Six mois avant que nous apprenions l'existence du Mac, nous avions donc cette publicité" expliqua Lee Clow, Creative Director au sein de l'agence Chiat / Day. "Cette publicité expliquait la philosophie d'Apple et son but. Si les ordinateurs ne devaient pas contrôler nos vies, ils devaient être accessibles".

    Jamais diffusée, cette publicité est exhumée en 1983 par Steve Hayden et Brent Thomas, qui travaillent pour l'agence. Avec un nouveau et très gros travail de storyboarding, l'agence propose alors à Apple de tourner cette publicité. Si John Sculley, CEO d'Apple, se montre réservé, Steve Jobs en revanche est très enthousiaste devant le côté assez radical de la publicité.

    Pour la réaliser, il faut une signature : ca sera Ridley Scott, encore auréolé de son Alien et Blade Runner, à qui l'on donne une enveloppe de 900.000 $ pour tourner le spot de publicité. Le tournage rassemble plus de 200 participants dans les studios de Shepperton. Les figurants jouant les hommes aliénés ou lobotomisés sont même incarnés par de vrais skinheads britanniques, tandis que d'autres figurants amateurs sont payés 125 $ s'ils acceptent de se raser le crâne.

    Trouver le rôle féminin se révèle plus compliqué. La plupart des candidates féminines n'arrivent pas à faire tournoyer correctement le marteau de 3Kg et le lancer. Le choix pour le rôle de l'athlète se porte alors sur le mannequin Anya Major, une lanceuse du disque expérimentée.

    Après un montage brut, l'agence présente le spot de publicité à John Sculley et Steve Jobs : ils trouvent le résultat très bon. Présenté publiquement pour la première fois le 23 octobre 1983 lors d'une conférence des ventes annuelle se déroulant à Honolulu devant un parterre de 750 personnes, la publicité est accueilie par un tonnerre d'applaudissement.

    Ci-dessous, le très intéressant petit Making of de la publicité de l'époque, dans lequel Ridley Scott revient sur son expérience du tournage. Qu'aurait-il fait avec un budget supérieur à 900.000 $ ? "Pas grand chose de plus, tout est déjà là" explique-t-il.

    Les choses se corsent...

    En décembre 1983, la publicité est enfin montrée aux membres du conseil d'administration d'Apple. Silence gêné quand les lumières se rallument. L'ambiance est glaciale : personne n'a aimé. Mike Markkula, cofondateur d'Apple Computer, balance même un "Qui veut aller chercher une autre agence ?". Pour eux, c'est la plus mauvaise publicité jamais vue.

    Le conseil d'administration demande alors que ce spot ne soit jamais diffusé, et que les deux créneaux publicitaires du XVIIIe Super Bowl acquis, un de 60 secondes et l'autre de 30 secondes (en fait une version raccourcie de celui de 60'')  soient revendus. Le CEO d'Apple John Sculley fait suivre le message à Jay Chiat, confondateur de l'agence de publicité. Celui-ci ne respecte pas la consigne, et demande à son Media director de ne vendre que le créneau de 30 secondes.

    DB Apple/dpa/Corbis

    Cherchant à anticiper un probable cuisant échec et surtout soucieux de ne pas endosser cette responsabilité, Sculley laisse le soin au directeur marketing d'Apple, William V. Campbell, de décider si oui ou non le spot de publicité doit être diffusé. Steve Jobs lui, cherche aussi des appuis, notamment auprès de steve Wozniak. Après lui avoir montré la publicité, ce dernier lui affirme que c'est la meilleure publicité qu'il ait jamais vue. Il est tellement enthousiaste qu'il propose à Steve Jobs de payer chacun 400.000 $ de leurs poches pour payer la publicité. "Une telle oeuvre de Science-fiction doit être diffusée !" lui lance-t-il.

    Ils n'auront finalement pas à se donner cette peine. Le feu vert vient du service marketing : le spot de publicité sera bien diffusé, en l'incluant dans une massive campagne de promotion de 15 millions de dollars.

    Un impact foudroyant

    Le 22 janvier 1984, les téléspectateurs découvrent enfin la publicité 1984. L'impact est foudroyant. Les standards téléphoniques d'Apple, de l'agence de publicité Chiat / Day et de la chaîne CBS sont pris d'assaut : tout le monde veut savoir ce qu'est ce Macintosh. L'engouement est tel que les trois principaux réseaux de chaînes télévisées de l'époque, ABC, CBS et NBC, l'évoquent et rediffusent le spot TV dans leur journal du soir. Selon la société spécialisée d'analyses AC Nielsen, la publicité a atteint 46,6% des foyers américains, 50% d'hommes et 36% de femmes.

    C'est le carton plein : 1984 fait même les Unes du Time, de Newsweek, de BusinessWeek, de Fortune, de Forbes, du Wall Street Journal et du New York Times. Cette publicité fut la première de ce que John Sculley, le CEO d'Apple, appela le marketing événementiel, dont "le but est de créer une promotion tellement massive et spectaculaire qu'elle mérite une couverture aussi importante que le produit lui-même". Apple a même entretenu cette frénésie médiatique, en déclarant que la publicité ne serait plus jamais diffusée; ce qui se révéla faux après-coup. Quoi qu'il en soit, la publicité 1984 acheva de consacrer le Super Bowl comme un événement publicitaire majeur et incontournable. C'est plus que jamais le cas aujourd'hui.

    Epilogue : 24 janvier 1984

    Deux jours après ce coup de génie du spot de publicité 1984, Steve Jobs entre en scène au sein du Flint Center au De Anza College (situé à Cupertino en Californie). Face à l'assemblée générale des actionnaires, il est serein. Il présente enfin pour la première fois le Macintosh. Sur fond de musique de Vangelis composée pour Les chariots de feu, on y découvre, ému, l'ordinateur dessiner sur son écran "MacintoshInsanely Great !" («Macintosh, follement génial !») et ses nombreuses fonctions. Les débuts d'un homme et d'une machine qui vont révolutionner la micro informatique. L'Histoire est en marche...

    Ci-dessous, la vidéo, rare, de cette fameuse présentation...

     

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